Le roi des casseroles

Mercredi 12 septembre 2007

ECLAIRAGES : Le roi des casseroles

Date de parution : Mercredi 5 avril 2006

Auteur : Sylvie Arsever

C’est sur son bilan économique que Silvio Berlusconi jouera son sort politique le 10 avril. Et pas sur les soupçons qui ternissent sa réputation ou sur sa conception originale du conflit d’intérêts. Reste à comprendre ce curieux désintérêt des Italiens.

Le 3 octobre 2001, moins d’un mois après la destruction des Twin Towers par Al-Qaida, le parlement italien ratifie un accord sur l’entraide judiciaire avec la Suisse. En l’amendant sérieusement : ne seront reconnues comme valables devant les tribunaux italiens que les pièces originales ou des photocopies dûment identifiées, page après page, par un sceau officiel. La loi s’applique aux procédures en cours. De nombreux documents obtenus sur commission rogatoire cessent du jour au lendemain d’être valables. Parmi les procès en cours, l’un concerne Cesare Previti, avocat et proche du nouveau président du Conseil Silvio Berlusconi, accusé d’avoir corrompu plusieurs juges romains. Une audience est prévue pour le 9 octobre.

Le texte sera jugé inconstitutionnel moins d’un an plus tard. Une autre loi, adoptée dans la foulée de la victoire électorale écrasante de Forza Italia en mai 2001 abaisse la peine maximale pour les faux bilans, fait passer le délai de prescription de 15 à 7 ans pour les sociétés cotées en Bourse, et à 4 ans et demi pour les autres. A ce moment, Silvio Berlusconi est suspecté d’avoir présenté des faux bilans dans deux instructions en cours. Un recours contre cette loi est pendant devant la Cour européenne de justice.

Certains observateurs attribuent l’intérêt de Silvio Berlusconi pour la politique au désir de se dépêtrer des nombreuses affaires judiciaires dans lesquelles il est enferré depuis la fin des années 1980. Lui-même a une interprétation radicalement opposée : les juges - tous rouges - utilisent abusivement le soupçon judiciaire pour combattre le verdict rendu par les urnes en sa faveur.

Quelle que soit la vérité, le combat est rude. Le premier mandat du magnat de l’audiovisuel en 1994 a été terni par la notification de son inculpation pour corruption (dans une affaire conclue par un acquittement) en plein Sommet de l’ONU sur la criminalité organisé à Naples en novembre. Et depuis son retour aux affaires, Silvio Berlusconi multiplie les attaques contre les juges, accusés d’être « mentalement dérangés », « anthropologiquement différents du reste de l’humanité » et de fonctionner dans une « logique de coup d’Etat ».

Ce sont sans doute, paradoxalement, les magistrats qui ont porté Silvio Berlusconi au pouvoir. En février 1992, enquêtant sur une modeste affaire de pots-de-vin dans un hospice milanais, Francesco Saverio Borrelli, Antonio di Pietro, Piercamillo Davigo et Gherardo Colombo entreprennent de démêler un écheveau de corruption qui va balayer plusieurs partis de la scène politique. En Sicile, Francesco Falcone puis Paolo Borsellino tombent au champ d’honneur, abattus par la Mafia, le premier le 23 mai avec sa femme et trois policiers de son escorte, le second le 19 juin avec cinq carabiniers. Ces assassinats inaugurent un affrontement violent entre la Mafia et l’Etat. Plusieurs magistrats demandent leur mutation pour venir occuper les postes exposés où leurs collègues sont morts. Parmi eux Ilda Boccassini, qui sera l’une des accusatrices de Silvio Berlusconi.

Si les juges sont devenus des héros, les partis vont mal. La Démocratie chrétienne et les socialistes, qui se sont partagé le pouvoir dans les dernières années, sont au premier plan des scandales qui éclatent les uns après les autres au fil des enquêtes du pool Mani pulite. Le Parti communiste et la Lega Nord d’Umberto Bossi sont aussi éclaboussés. En cause : le financement illicite des partis politiques, mais aussi une corruption tentaculaire. Les Italiens veulent des hommes propres et nouveaux. Silvio Berlusconi choisit ce moment pour lancer Forza Italia. Il n’est sans doute pas très propre. Mais il est nouveau.

Il inaugure son premier mandat en 1994 avec une loi rapidement affublée du surnom de « salvaladri » (sauvez les voleurs). Elle interdit la mise en détention préventive pour toute une série de délits financiers et entraîne la remise en liberté de 3000 personnes avant d’être retirée devant l’opposition populaire.

Mais le soutien dont bénéficient les juges ne va pas tarder à s’amenuiser. Les enquêtes sur Tangentopoli n’ont pas seulement montré l’étendue de la corruption jusqu’au nord industriel de l’Italie. Elles ont également fait des dégâts. Onze des inculpés excellents affichés au palmarès des procureurs milanais se sont suicidés. Des carrières ont été effacées sur une mise en examen. La culture du soupçon n’a pas tardé à se retourner contre les magistrats et notamment contre le plus médiatique d’entre eux, Antonio di Pietro, victime d’accusations répétées et placé dans le viseur de plusieurs enquêtes qui toutes concluront à son innocence. Entre-temps, il se sera lancé en politique.

Des difficultés apparaissent sur un autre front. Depuis le début des années 1980, les magistrats ont développé des méthodes nouvelles et efficaces dans la lutte contre la Mafia. Giovanni Falcone a retourné plusieurs mafieux dont le célèbre Tommasso Buscetta. L’usage des « pentiti » (repentis) qui éclairent pour la première fois l’intérieur de Cosa Nostra est l’un des piliers de la nouvelle stratégie. La seconde est le maxi-procès, dans lequel comparaissent des centaines d’accusés (plus de 400 pour le premier qui permettra la condamnation des boss Bernardo Provenzano et Totò Riina).

Cette stratégie montre toutefois ses limites quand il s’agit de s’attaquer à ce que les médias ont appelé le « troisième niveau » de la Mafia : ses accointances politiques.

Faute de pouvoir faire taire les pentiti, la Mafia les multiplie. Dans la foison des vraies et fausses accusations, les déclarations de mafieux repentis font difficilement le poids face à un notable de la politique. Cela apparaît de façon éclatante dans les procès du sénateur à vie Giulio Andreotti. Mis en cause par plusieurs pentiti, il est condamné à 24 ans de prison pour incitation à l’assassinat d’un journaliste, mais blanchi en cassation en 2003. Le 15 octobre 2004, une autre Cour de cassation confirme son acquittement du chef d’association mafieuse. En partie au bénéfice de la prescription.

La magistrature jouit, en Italie, d’une grande indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, scellée dans l’après-guerre sur le rejet des valeurs du régime fasciste. Mais la justice souffre d’un mal endémique : sa lenteur. Entre l’ouverture d’une enquête et le jugement de cassation, plus de dix ans peuvent s’écouler, surtout pour qui a les moyens de faire traîner les choses en longueur. Ce n’est qu’au bout du processus que la condamnation est réputée acquise et qu’on fait les comptes concernant la prescription.

La Mafia a certes été momentanément affaiblie par l’assaut des magistrats. Mais elle continue, estiment la plupart des observateurs, à faire la loi en Sicile, notamment sur le marché des constructions. Elle fait aussi de la politique : après avoir longtemps soutenu la Démocratie chrétienne, elle ne serait pas étrangère, dit-on, à la victoire écrasante obtenue par Forza Italia en Sicile en 2001.

Quant à la corruption, le soutien dont a pu jouir Silvio Berlusconi à l’occasion de ces mêmes élections montre que ce n’est pas le souci majeur des Italiens. « La majorité, analyse l’avocat genevois Carlo Lombardini, comprend qu’un homme ne peut pas faire des affaires à l’échelle qui est la sienne dans un environnement comme celui de l’Italie sans être amené à certains arrangements. » L’ancien procureur de Mani pulite Gherardo Colombo, fait une analyse parallèle : tant que les procureurs s’en sont pris aux « gros » parmi les corrupteurs, ils ont eu le soutien populaire. Mais quand ils sont descendus dans l’échelle sociale, ils se sont rapprochés des compromissions que tous les Italiens ou presque ont dû faire un jour ou un autre. Et ces derniers ont cessé d’admirer les juges pour s’identifier à leurs proies.

Avec un héroïsme inconnu dans des pays moins accidentés, les plus dignes des magistrats se sont épuisés à lutter contre des maux - la Mafia et la corruption - que la répression seule ne peut éradiquer. Il y faudrait, note l’historien Nicola Tranfaglia dans une interview au centre de documentation Narcomafie, des changements socio-économiques, principalement au Sud et le développement d’une nouvelle culture politique.

Silvio Berlusconi n’a rien apporté de tout ça. Mais il a fait espérer à de nombreux Italiens qu’il pourrait les délivrer de la soumission à un Etat encore marqué par un modèle répressif et bureaucratique de moins en moins bien supporté. Et à cet égard, ses attaques contre les magistrats, si elles sont perçues par une part de l’opinion pour ce qu’elles sont : des tentatives d’affaiblir les fondements du système démocratique, allument chez les autres un agréable sentiment de revanche face à un empiètement tatillon et souvent absurde de la loi dans leur vie quotidienne.

Les procédures pénales dont Silvio Berlusconi est la vedette

Sylvie Arsever

Lodo Mondadori

En 1990, Silvio Berusconi était en compétition avec Carlo de Bendetti pour le contrôle de la plus grande maison d’édition italienne, Mondadori. Une action en justice a donné raison dans un premier temps à Carlo De Benedetti, puis, en appel, à Silvio Berlusconi. Ce dernier a toutefois laissé La Repubblica et l’Espresso, qui faisaient partie du groupe Mondadori, à son rival. Dans le cadre d’une enquête pour corruption de magistrats menée à Milan, Cesare Previti est soupçonné d’avoir versé, en tant qu’avocat de Silvio Berlusconi, environ 400000 francs au juge rapporteur de la Cour d’appel qui a statué dans l’affaire Mondadori. Silvio Berlusconi a été tiré d’affaire par la Cour d’appel de Milan le 25 juin 2001. Il a bien corrompu le juge Vittorio Meta, ont tranché les magistrats, mais il bénéficie de circonstances atténuantes, de sorte que les faits sont prescrits.

SME

Un autre procès pour corruption d’un juge, également dans une affaire qui avait opposé, dans les années 1990, Silvio Berlusconi à Carlo De Benedetti. Une autre mise hors de cause au bénéfice de la prescription. Mais dans ce cas, le procès se poursuit en appel. Au cours de leur enquête, les juges ont mis en évidence un versement de 434000 dollars au juge Renato Squillante. Le jugement de première instance est tombé en décembre 2004. Il absout les inculpés sur la plus importante partie du dossier. S’agissant du versement de 434000 dollars, le tribunal considère que les faits, en raison de circonstances atténuantes, sont prescrits.

Mediaset

Le dernier rebondissement est venu d’une enquête ouverte sur la constitution de caisses noires dans le cadre d’acquisitions de droits cinématographiques par la société Mediaset. Cette enquête a mis en évidence un versement de 600000 dollars en faveur d’un des avocats de Silvio Berlusconi, David Mills, mari de la ministre britannique de la Culture, Tessa Jowell. Le 10 mars, les juges ont demandé le renvoi en jugement des deux hommes pour corruption. David Mills aurait fait de fausses déclarations en faveur du président du Conseil italien dans le cadre de deux procédures concernant des pots-de-vin versés à la Guardia di Finanza (conclue par un acquittement) et des faux dans les bilans dans le cadre des sociétés offshore de Fininvest (suspendue). Etc.

Silvio Berlusconi a encore été condamné pour faux témoignage dans le cadre de l’enquête sur la loge P2 - il avait minimisé la durée de sa participation à la loge,- condamnation amnistiée.

Il a été également soupçonné d’association mafieuse avec son ami Marcello dell’Utri. Cette enquête n’a pas permis de retenir des indices suffisants à son encontre. En décembre 2004, Marcello dell’Utri a été condamné en première instance à 9 ans de prison pour association mafieuse.

Enfin, le premier ministre italien est soupçonné d’avoir violé les lois antitrust espagnoles en contrôlant la télévision Telecinco. L’enquête est suspendue.

Spécial Italie

Le Temps

Suite demain de notre série de pages Eclairages consacrées toute la semaine aux grands enjeux des élections législatives des 9-10 avril : Le Cavaliere contre le patronat italien.

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