Agence France-Presse 4 décembre 2025 à 22h04
La diplomatie française était-elle au courant des paiements versés par Lafarge à des groupes jihadistes en Syrie ? Cette thèse, défendue becs et ongles par certains prévenus au procès du cimentier pour financement du terrorisme, a été sérieusement mise à mal jeudi devant le tribunal correctionnel de Paris.
La défense attendait ce moment depuis longtemps. Après deux semaines fastidieuses et souvent embarrassantes pour les prévenus consacrées aux paiements versés par la filiale syrienne Lafarge Cement Syria (LCS) à divers groupes armés rebelles, dont l’Etat islamique ou Jabat al-Nosra, les débats sont enfin passés à l’examen du positionnement des autorités françaises dans cette affaire.
Car pour les avocats des anciens cadres de la société, celles-ci étaient parfaitement au courant de la situation et voyaient un intérêt à ce que la multinationale maintienne l’activité de sa cimenterie en Syrie en proie à la guerre civile, alors que toutes les autres entreprises étrangères avaient plié bagage en 2012.
« Si le groupe Lafarge a pu commettre des maladresses, les autorités françaises ne lui ont pas demandé de quitter la Syrie parce qu’elles étaient convaincues que Bachar al-Assad allait tomber », avait témoigné fin novembre, plein d’assurance, le journaliste spécialiste du Moyen-Orient Georges Malbrunot, cité par la défense de Christian Herrault, ancien directeur général adjoint du groupe français.
Jeudi, à la barre, ce dernier revient sur ses entretiens avec l’ambassadeur de France en Syrie de l’époque, Eric Chevallier, en 2012 et 2013. Pendant l’instruction, le diplomate avait réfuté ces rencontres, avant d’être contraint à admettre qu’ils s’étaient en fait bien vus.
A l’une de ces entrevues, en septembre 2012, « en me raccompagnant (…) il dit : "vous savez, vous ne devriez pas partir parce que ça ne va pas durer », raconte Christian Herrault. En décembre de la même année, « je lui ai parlé du racket des milices », assure-t-il. Et un an plus tard, lors d’un entretien téléphonique, « je lui dis "maintenant il y a Daech - autre nom de l’EI, ndlr - dans notre paysage et il participe maintenant au racket », poursuit-il.
« Ca ne l’interpelle pas directement ? » s’étonne la présidente du tribunal, Isabelle Prévost-Desprez. Pas spécialement, selon le prévenu. « Il repart dans le gouvernement transitoire » que la France espérait voir mettre en place. « Moi j’interprète que tout est bon pour sortir Bachar » al-Assad, le dictateur syrien, ajoute-t-il. Et « si c’est transitoire, on peut accepter pendant quelques mois de payer ».
- « Scoop » -
« Il me semble que nous avons aujourd’hui un scoop », ironise Aurélie Valente, du parquet national antiterroriste, s’étonnant du fait que jamais au cours de l’instruction, il n’ait « évoqué ces éléments de manière claire ».
« Je dis que Lafarge subit un racket, je pense que c’est assez clair, j’allais pas décliner tous les gens qui nous rackettaient », rétorque, sur la défensive, Christian Herrault.
« Finalement, votre ligne de défense maximale, qui prend finalement trop de place, elle repose uniquement sur vous et sur deux moments », lui lance la représentante du ministère public.
A Bruno Pescheux, ancien directeur de la filiale syrienne, elle demande : « M. Herrault vous avait-il fait part du fait que les autorités françaises approuvaient le maintien en Syrie, aux conditions qui étaient les vôtres, c’est-à-dire avec des paiements à des groupes armés ? »
« Je ne peux pas répondre avec certitude à cette question », répond-il. « J’ai pu comprendre qu’il avait rencontré Eric Chevallier et qu’Eric Chevallier était parfaitement au courant de la situation », poursuit-il, évoquant aussi « les contacts réguliers » entre le directeur de la sûreté du groupe, Jean-Claude Veillard, et les services de renseignement. « A titre personnel ça me confortait dans le fait que l’Etat était à nos côtés ».
Mais comment expliquer que dans aucun mail ou message, pourtant très nombreux dans le dossier d’instruction, les protagonistes n’évoquent la position des autorités françaises ? le relance-t-elle.
« Je ne sais pas », souffle Bruno Pescheux.
En fin de journée, visiblement ébranlé, la voix étranglée par l’émotion et se tenant fermement au pupitre, Christian Herrault l’assure : « On n’est pas restés pour vendre du ciment ».
Cette usine, dans le désert syrien, « ce n’est pas un investissement de prédation, c’est un investissement qui a une utilité sociale, c’est vraiment un investissement pour le pays », conclut-il.
Fin du procès le 19 décembre.
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