Le clan des Calabrais

Jeudi 30 août 2007 — Dernier ajout mercredi 5 septembre 2007

Mafia

Le clan des Calabrais

Au pied du massif de l’Aspromonte, la ville de San Luca est le berceau de la ’Ndrangheta. C’est de cette terre, sauvage et secrète, que l’organisation criminelle tire sa force.

Par éRIC JOZSEF

QUOTIDIEN : mercredi 29 août 2007

San Luca (Italie) envoyé spécial

Pour fuir la vendetta, pour échapper aux forces de l’ordre, ils ont repris le maquis. Depuis le 15 août dernier et la fusillade qui a fait six morts devant la pizzeria Da Bruno, à Duisbourg (Allemagne), la plupart des chefs de la ’Ndrangheta se sont réfugiés - croit savoir la police - très loin de San Luca, le petit bourg calabrais d’où sont originaires le patron du restaurant, Giuseppe Strangio, miraculeusement sauf, et trois des victimes criblées par les 70 balles des tueurs. Mais d’autres « parrains » ont grimpé les sentiers escarpés. Ils ont quitté leurs maisons aux façades délabrées, remonté la longue rue Corrado Alvaro, sans doute croisé à l’aube les vieilles femmes en noir qui vont puiser l’eau de source à la fontaine du village. Et ils se terrent aujourd’hui dans quelque cabane ou bergerie perdue dans la montagne.

« Dans l’Aspromonte, on peut se perdre »

« Depuis la tuerie de Duisbourg, les responsables des clans sont en mouvement, constate l’ancien parlementaire et historien de la criminalité organisée Enzo Ciconte. Il est probable que quelques-uns d’entre eux ont cherché, comme par le passé, à se cacher dans l’Aspromonte. » Depuis toujours, l’imposant massif rocheux qui se dresse juste au-dessus de San Luca, dans l’extrême sud de la botte italienne, a été le repaire des bandits, le territoire des bergers et la force de la ’Ndrangheta. C’est dans cette montagne protectrice autant que menaçante que l’histoire de cette féroce organisation criminelle a basculé dans les années 60 lui permettant progressivement de se hisser au même niveau, puis de supplanter la Camorra napolitaine et plus encore la mafia sicilienne.

« L’âpre mont »… Son sommet, enneigé l’hiver, culmine à 1 956 mètres ; 76 000 hectares de nature sauvage où alternent arides à-pic et épaisses forêts de pins et de chênes. C’est à cette montagne que San Luca doit sa réputation. Mieux, sa respectabilité au sein de l’honorable société, qui tire son nom du grec andragathos (homme valeureux). « San Luca, c’est la Mecque de la ’Ndrangheta », explique un policier. « C’est comme Notre-Dame pour Paris », ajoute un autre. La petite commune à la dizaine de familles mafieuses pour 4 700 âmes abrite en effet sur son territoire, à une quinzaine de kilomètres du centre, le sanctuaire de la Madonna di Polsi, avec la statue de la Vierge couronnée à l’enfant que vénèrent les fidèles calabrais.

Refuge des premiers chrétiens du temps de l’Empire romain, le monastère, dont les principaux bâtiments datent du XVIIIe siècle, n’a pas grand charme. Mais, perdu au fond d’une vallée, au cœur de l’Aspromonte, il est le lieu traditionnel des rendez-vous de la ’Ndrangheta qui a fait de la Vierge de la Montagne sa figure protectrice. Depuis toujours, les chefs de l’organisation s’y réunissent à la fin de la procession populaire du 2 septembre afin d’y tenir une sorte de tribunal, définir les zones d’influence, régler les différends. Une sorte d’assemblée générale du crime où l’on se répartit, dans une atmosphère religieuse, les affaires à venir. « Nous savons qu’il y a trois ans, plus de 250 chefs, venus de toute la Calabre mais aussi d’Australie et du Canada, se sont encore retrouvés au monastère pour discuter entre autres des appels d’offres liés à la construction du pont sur le détroit de Messine », détaille le procureur adjoint Nicola Gratteri, en charge des principaux dossiers sur la ’Ndrangheta. Cette année, la réunion n’aura peut-être pas lieu au sanctuaire qui fait de San Luca la capitale de l’organisation calabraise. Trop dangereux même si la configuration du terrain a jusqu’à présent dissuadé les forces de l’ordre d’intervenir.

Certains otages n’ont jamais revu la lumière.

Aujourd’hui encore, il faut des heures de marche pour accéder à l’église de la Vierge de la Montagne. De San Luca, les voitures passent très difficilement sur les sentiers caillouteux entre les vaches, les chèvres et les sangliers. « Mieux vaut ne pas s’y aventurer. Il faut un bon véhicule », conseillent aux étrangers les vieux du petit bourg qui mettent en garde : « Dans l’Aspromonte, on peut se perdre. » Les carabiniers le savent, qui, pendant deux décennies, ont souvent ratissé la montagne, sondé les moindres cavités, fouillé les forêts de sapin. Cherchant en vain les centaines de personnes enlevées par la ’Ndrangheta et gardées prisonnières, au fond d’un trou, parfois pendant plusieurs années. Ce sont les rapts qui, à partir des années 60, ont fait la fortune des Calabrais. Et leur ont permis de passer d’une organisation rurale archaïque à une véritable multinationale du crime. « A cette époque, la mafia sicilienne avait proposé aux familles de la ’Ndrangheta de leur sous-traiter certains chantiers publics, rappelle Pino Lombardo, journaliste au Quotidiano della Calabria. Mais celles-ci n’avaient pas assez d’argent pour acheter les pelleteuses, les camions etc. Alors elles vont enlever des industriels du nord ou des fils de famille pour obtenir des milliards de rançons. »

En 1973, l’histoire de Paul Getty, héritier du magnat du pétrole, bouleverse l’opinion publique. Enlevé dans le centre de Rome, le jeune homme est conduit dans l’Aspromonte. Ses ravisseurs lui coupent une oreille pour faire plier ses parents. L’enlèvement dure cinq mois au bout desquels la ’Ndrangheta extorque près de deux milliards de lires. Au total, jusqu’en 1991, 147 enlèvements ont officiellement été recensés dans la région. Certains otages n’ont jamais revu la lumière. « Les familles de San Luca ont montré une grande capacité de gestion des rapts et ont réussi à faire un saut qualitatif. Elles ont confirmé leur charisme », souligne Pino Lombardo.

L’argent récolté est réinvesti. La jeune génération se lance dans l’immobilier, puis le trafic de stupéfiants, plus rémunérateur. En 1975, le vieux boss Antonio Macri qui s’y oppose est abattu au terme d’une partie de boules. La ’Ndrangheta va vite s’imposer sur le marché européen de la cocaïne, en discutant directement avec les cartels colombiens. « Pour gagner leur confiance, les Calabrais s’offrent comme otages, explique Lombardo. Ils restent sur place tant que la cargaison n’a pas été payée. » Surtout ajoute Nicola Gratteri, « les clans de la ’Ndrangheta sont unis par les liens du sang. A la différence de la mafia sicilienne organisée en pyramide avec une série d’affiliés, les Calabrais fonctionnent de manière horizontale avec une myriade de petits clans [les ’ndrine, ndlr] dont les membres appartiennent à la même famille. »

Des cérémonies rituelles où l’on prête serment et brûle des images sacrées.

L’entrée dans l’organisation et l’ascension dans la hiérarchie donnent lieu à des cérémonies rituelles où l’on prête serment et brûle des images sacrées. Mais la ’Ndrangheta a la particularité de ne recruter que « par filiation, poursuit le procureur adjoint de Reggio di Calabre. « Généralement, le fils aîné est prédestiné. » « Les alliances entre familles sont scellées par des mariages, comme au Moyen Age », ajoute un policier de Locri. « Cette structure familiale est une garantie pour leurs interlocuteurs. La ’Ndrangheta est considérée comme plus fiable et plus sérieuse. Lorsque l’un de ses membres est arrêté, il ne trahit pas ses cousins, son père ou ses frères », souligne Nicola Gratteri. De fait, face au millier de « repentis » de la mafia sicilienne, moins de 100 Calabrais appréhendés ont accepté de collaborer avec la justice.

A San Luca, « le Corleone calabrais » selon l’expression d’Enzo Ciconte, il y aurait ainsi une dizaine de ’ndrine parmi lesquelles les clans Nirta-Strangio et Vottari-Pelle-Romero actuellement en conflit. Au total, ces familles ne représenteraient pas plus de 200 personnes gérant cependant des milliards d’euros entre trafics de drogue, d’armes, racket et usure. San Luca ne constitue pas le centre le plus riche. Mais le bourg, dressé sur les contreforts de l’Aspromonte, continue de jouir d’une sorte d’autorité morale. Les ’ndranghetistes ne l’appellent-ils pas « la Mamma » ? « Si quelqu’un veut installer une n’drine hors de Calabre, il doit demander au préalable l’autorisation à San Luca », précise Enzo Ciconte.

En quelques années, la ’Ndrangheta s’est implantée au nord de l’Italie notamment à la faveur d’une loi (abolie dans les années 90) qui obligeait les individus en odeur de mafia à résider loin de leur domicile familial. Cette criminalité, forte de 8 000 hommes et 140 clans dans son pays natal, s’est ainsi exportée. A l’étranger, la ’Ndrangheta s’est infiltrée en se mêlant aux communautés italiennes émigrées. Avec des têtes de pont un peu partout au Canada, en Australie, en Europe du Nord comme à l’Est, où elle a massivement investi immédiatement après la chute du mur de Berlin. Impitoyable avec ses concurrents, l’organisation détient aujourd’hui le quasi-monopole de la cocaïne sur le vieux continent.

L’an passé, le procureur national antimafia, Piero Grasso, a révélé qu’un sous-marin avait été confisqué en Colombie. Il devait transporter la drogue jusqu’en Europe en échappant aux contrôles radar. Avec un chiffre d’affaires annuel estimé entre 20 et 40 milliards d’euros, la ’Ndrangheta est désormais « l’acteur le plus compétitif du crime organisé », estiment les services secrets italiens.

« La ’Ndrangheta, les milliards, tout ça, c’est une invention des médias »

Autour de San Luca, les routes sont pourtant défoncées. Nombre de maisons restent inachevées. Les immondices débordent des bennes à ordures. Le bourg ressemble à tous ces villages de montagne du Mezzogiorno frappés par le chômage, la précarité des contrats de gardes forestiers, l’émigration des plus jeunes. « La ’Ndrangheta, les milliards, tout ça, c’est une invention des médias », assure le patron de la pizzeria de la rue Alvaro. S’il n’y avait les impacts de balles sur tous les panneaux publics, les enquêtes de la magistrature et surtout la succession d’assassinats (un millier de morts en Calabre durant la guerre des clans entre 1985 et 1991), il serait difficile de lui donner tort. « Derrière les façades, en sous-sol, les maisons des boss sont très bien équipées », dévoile un policier. « Ils ne dépensent pas leur argent en Calabre. L’important pour eux, ce n’est pas l’ostentation de leur fortune, mais le plaisir de commander », estime Nicola Gratteri qui ajoute « seuls les chefs sont immensément riches ».

Pour recycler leur argent sale, les mafieux calabrais ont investi dans l’immobilier partout en Europe, ouvert des restaurants et des hôtels, racheté à la pelle des supermarchés. « Les caisses fonctionnent toute la journée même s’il n’y a pas de clients, indique un enquêteur. Ils paient la TVA et blanchissent le reste. » Quelques chefs de famille cultivent encore la terre ou mènent des troupeaux sur l’Aspromonte.

Mais parmi les jeunes générations, la ’Ndrangheta compte désormais des médecins, des avocats, des entrepreneurs. « Ils veulent être acceptés par la société civile et fréquenter la bourgeoisie », explique le procureur. Sans pour autant perdre la volonté et la férocité qui restent la marque de fabrique de la ’Ndrangheta. « Ils font les choses sérieusement », dit-on des clans calabrais comme garantie d’efficacité.

L’organisation n’hésite plus à frapper haut et fort. En octobre 2005, le vice-président de la région Calabre, Francesco Fortugno, a été abattu en pleine rue à Locri, sur les rives de la mer ionienne à 25 kilomètres de San Luca. Jamais la ’Ndrangheta n’avait défié l’Etat de cette manière en éliminant un responsable politique. Et comme le spectaculaire massacre de Duisbourg, cet assassinat a sans doute été décrété au pied de « l’âpre mont ».

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