Gazprom, principal argument géopolitique

Jeudi 26 octobre 2006 — Dernier ajout dimanche 6 mai 2007

Gazprom, principal argument géopolitique

Par Eve Charrin

Bientôt incontournable en Europe, le géant gazier devient le bras armé de la politique de Poutine.

Challenges.fr | 26.10.2006

C’est un gros tuyau de 1,40 mètre de diamètre qui émerge d’une gigantesque tranchée boueuse. Sur le chantier de Pikalevo, à trois heures de route au nord-ouest de Saint-Pétersbourg, la forêt semble avoir été ratissée par un géant pour laisser place au gazoduc d’Europe du Nord, qui passera sous la Baltique et émergera à Greifswald, en Allemagne. De quoi alimenter en gaz toute l’Europe occidentale à partir de 2010.

Le géant, c’est Gazprom, le monopole russe du gaz et l’actionnaire majoritaire de ce projet pharaonique baptisé Nord Stream - et surnommé le « pipeline Schröder », parce que l’ex-chancelier en assure la présidence.

Forte des premières réserves de gaz naturel de la planète (16 % du total), de ses 150 000 kilomètres de gazoducs et de ses « capacités financières pratiquement illimitées », selon son directeur général Alexeï Miller, la compagnie nationale russe ne cache pas ses ambitions d’expansion vers l’ouest, là où l’or bleu est rare… et de plus en plus cher. Gazprom fournit déjà à l’Union européenne le quart de sa consommation de gaz pour 230 euros le millier de mètres cubes, dix fois plus que le tarif russe. Avec l’entrée en service du Nord Stream, c’est plus du tiers du gaz consommé sur le Vieux Continent qui viendrait des tuyaux russes. « La construction du gazoduc d’Europe du Nord renforce les positions de Gazprom comme premier exportateur mondial de gaz et défenseur de la sécurité énergétique de l’Europe », affirme Alexeï Miller. En clair, Gazprom vise l’Europe, et déploie une stratégie d’acquisitions tous azimuts de ses réseaux de distribution. Le conglomérat moscovite avale le britannique Penine Natural Gas, lorgne son concurrent Centrica, noue un accord de partenariat avec le pétrolier italien ENI. Et, à l’avenir, il grignoterait volontiers une part du réseau GDF dans l’Hexagone.

Un groupe à part Ce gros appétit n’est guère rassurant, car Gazprom n’est pas une firme tout à fait comme les autres. Coté à Londres, le champion de l’énergie russe ne se contente pas de caracoler au quatrième rang mondial en termes de poids boursier. « Gazprom est un instrument géopolitique », admet Vladimir Litvinenko, recteur de l’Université minière de Saint-Pétersbourg, où Vladimir Poutine a soutenu sa thèse sur « la sécurité énergétique ». « Le marché énergétique est déterminant pour la stabilité de la Russie. Il s’agit donc de défendre nos intérêts nationaux, c’est légitime », ajoute cet universitaire atypique, éminence grise du président russe, qui reçoit en uniforme de général dans son luxueux bureau où s’affichent, sur une carte panoramique, tous les gisements du pays.

Légitime ? Les Européens, eux, se souviennent de la crise de janvier : Gazprom n’avait pas hésité à couper le gaz à destination de l’Ukraine. « Kiev refusait de payer le gaz russe au prix du marché », justifie Vladimir Litvinenko. En réalité, cette pression très politique visait surtout à déstabiliser le président Viktor Iouchtchenko, leader de la révolution orange. Tout se passe donc comme si l’intérêt national se confondait inextricablement avec celui du géant gazier… qui contribue à hauteur de 8 % au PIB russe. L’ex-ministère du Gaz de la période soviétique reste verrouillé par le Kremlin, qui détient 50,1 % de son capital. Vladimir Poutine a placé aux commandes une poignée de fidèles, originaires comme lui de Saint-Pétersbourg, et la rumeur moscovite dit que le Président y trouvera son point de chute après sa retraite politique officielle.

Pas étonnant dans ces conditions que la Douma (Parlement) ait octroyé en juillet à Gazprom le monopole des exportations de gaz, au grand dam de l’Union européenne qui réclamait une libéralisation.

Pas étonnant non plus que le poids lourd de l’énergie russe avance ses pions dans les médias. Le milliardaire Alicher Ousmanov a récemment racheté le quotidien Kommersant pour le compte de la branche médias du monopole gazier. « Je pense que l’opération s’est faite en concertation avec le Kremlin, qui y a vu son avantage », commente Alexeï Makarkine, directeur du département d’analyse du Centre des technologies politiques à Moscou.

Juste avant, Gazprom s’est offert le quotidien à gros tirage Komsomolskaya Pravda . Avec, en plus, la chaîne NTV acquise en 2001 (qui a depuis supprimé son émission satirique Kulky, l’équivalent russe des Guignols ), la majorité du capital de la radio Echo de Moscou et, depuis juin 2005, le quotidien de référence Izvestia , Gazprom s’est construit tranquillement un empire digne de Berlusconi.

Avec la bénédiction du Kremlin, bien sûr.

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