Edouard Stern : Mort suspecte d’un banquier rebelle

Dimanche 6 mai 2007 — Dernier ajout lundi 13 avril 2009

Edouard Stern : Mort suspecte d’un banquier rebelle

Qui a éliminé ce fils de bonne famille qui se sentait menacé ? L’héritier à la carrière fulgurante détonnait dans le monde feutré de la haute finance. Ses méthodes brutales lui avaient attiré de nombreuses inimitiés

Jean-François Jacquier et Béatrice Peyrani, avec Laurent Léger

A 50 ans, Edouard Stern, l’enfant terrible de la finance, est mort à Genève comme il a vécu : dans des circonstances mystérieuses, d’une brutalité extrême. Affaire de moeurs ? Crime crapuleux ? Règlement de comptes financier ? En début de semaine, le mutisme des enquêteurs alimentait les hypothèses les plus folles liées à la personnalité de cet héritier d’une grande dynastie de banquiers originaire de Francfort.

Beau gosse, riche, intelligent, Edouard Stern aurait pu couler des jours paisibles. Au lieu de ça, il va faire le choix d’une vie trépidante, multipliant les coups, aventurier en affaires comme dans le privé, toujours à la limite de la ligne jaune. Fils de famille, il aimait trop jouer avec le feu pour se couler dans le vernis des bonnes manières de l’establishment. Son assassinat à Genève clôt un destin tout tracé qui aurait dû lui sourire, mais qu’il s’est acharné à contrarier. Obsédé par la volonté de se dépasser, de transcender le nom qu’il avait reçu en héritage. Au mépris du risque, car il n’avait peur de rien ni de personne.

Mardi 1er mars, deux collaborateurs inquiets de ne pas voir Stern à ses rendez-vous téléphonent à sa femme de ménage pour se faire ouvrir la porte de son appartement. Au cinquième et dernier étage d’un immeuble cossu, ils découvrent l’horreur : Edouard Stern, le corps ligoté dans une combinaison en latex évoquant des pratiques de sadomasochisme. Il est 13 h 30. La mort remonte à plusieurs heures. Trois ou quatre balles (le rapport d’autopsie n’a pas encore été remis à la justice), dont deux tirées dans la tête, ont fait leur œuvre. Personne dans l’immeuble n’a rien vu, rien entendu. Pas même les policiers du poste situé au rez-de-chaussée.

« Edouard était encore vivant la veille à 20 heures », confie Karim Beylouni, le jeune avocat parisien qui épaulait Stern dans le violent différend qui l’opposait au chimiste Rhodia (voir encadré). Lundi 28 février, de 19 à 20 heures, Me Beylouni a en effet participé à une conférence téléphonique réunissant, outre Edouard Stern, Hugues de Lasteyrie, son allié contre Rhodia, et deux ou trois autres avocats internationaux. « J’ai cherché à le rappeler vers 21 heures, mais il ne décrochait plus et sa messagerie ne se déclenchait pas, poursuit Me Beylouni. J’ai attendu le lendemain pour laisser un message à son bureau, il ne m’a jamais rappelé. »

Depuis quelques mois, Edouard Stern se sentait menacé. Il avait obtenu du ministère français de l’Intérieur un permis de port d’arme, preuve que les raisons invoquées ont dû paraître assez sérieuses. « Il avait envisagé de demander une protection policière, mais cela lui semblait trop contraignant. En attendant, il ne se séparait jamais de son arme, qu’il portait accrochée à la ceinture », raconte un de ses avocats. Selon nos informations, Stern possédait un second permis de port d’arme en Suisse, où il résidait. Question : cette arme a-t-elle été retrouvée par les enquêteurs helvétiques ? Peut-elle avoir servi à abattre le financier ? Un membre de la famille croit savoir que « le soir du crime il avait oublié son revolver au bureau… ».

Cela ressemble à un contrat

La piste d’une affaire de moeurs, privilégiée dès le début par les médias, suscite pourtant de nombreux doutes. Certes, dans sa vie privée aussi, le banquier au regard de jais s’était forgé une réputation d’homme de tous les excès. Mais, pour les spécialistes, deux balles dans la tête, cela ressemble à un contrat. « Je suis convaincu que sa mort a été mise en scène pour détourner les soupçons », affirme son ami Alain-Dominique Perrin, administrateur de Richemont, le groupe de luxe possédant, entre autres, les marques Cartier, Montblanc, Van Cleef & Arpels… « Ce drame ne peut être qu’une vengeance », renchérit Claude Pierre-Brossolette, ancien patron du Crédit lyonnais, qui aida Edouard à relancer la banque familiale.

« Il était sur des dossiers sensibles et sa mort va en arranger certains », ne craint pas de dénoncer Colette Neuville, la Jeanne d’Arc des petits actionnaires, qui bataille également contre Rhodia.

Selon nos informations, plusieurs officines privées semblent s’être intéressées de près aux activités de Stern et de ses amis. Ainsi Jeff Keil, son associé américain avec qui il avait monté le fonds de placements IRR (Investments Real Returns), a découvert fin octobre 2004 un système d’écoutes sur sa ligne téléphonique. C’est un technicien appelé à la suite de dysfonctionnements qui a fait la trouvaille. Autre fait que Stern avait qualifié de « surréaliste » : lors d’une soirée chez une amie intime, dans l’Oise, un employé a passé son temps à relever les numéros d’immatriculation des voitures des hôtes. Hugues de Lasteyrie, avec qui il était en contact permanent ces derniers temps, affirme avoir fait, lui aussi, l’objet de menaces indirectes. Il s’est vu refuser une protection policière en janvier. Sa voiture a été désossée et il y a deux mois Edouard Stern lui a confié : « Si je disparais, tu t’occuperas de mes affaires, si tu disparais, je m’occuperai des tiennes. »

En affaires, l’homme était pour le moins « controversé ». Agressif, arrogant, souvent mauvais payeur, il ne lâchait jamais sa proie. Quelques grands patrons l’utilisaient pour des missions qu’ils n’avaient pas envie de faire eux-mêmes. « Si d’aventure on voulait déstabiliser un adversaire, raconte l’un d’eux, il suffisait de lui mettre Edouard dans les pattes. » « Je n’ai jamais vu personne de sa génération faire autant d’argent aussi rapidement », déclarait naguère son ami Lindsay Owen-Jones, patron de L’Oréal. Sa carrière fulgurante lui vaudra de solides inimitiés. De là à se faire abattre…

Edouard Stern est né le 18 octobre 1954, à midi, « exactement au douzième coup de l’horloge », comme il se plaisait lui-même à le rapporter. D’un père juif et d’une mère catholique, Christiane Laroche. D’une beauté sublime, « une sorte d’Ava Gardner avec la classe de Grace Kelly », intelligente, hypermaternelle, elle voue dès la naissance une passion sans bornes à ce bel enfant, son seul garçon, lui passant tous ses caprices. Antoine, le père, est au contraire froid et autoritaire. Indifférent à son fils, il est incapable de communiquer avec lui. « Quand il était petit, on disait toujours : "Edouard est encore insupportable", mais personne ne cherchait vraiment à comprendre pourquoi », se rappelle Fabienne Servan-Schreiber, sa demi-soeur (voir arbre généalogique), qui faisait le go between avec les parents. Déjà « frondeur, fougueux, exécrant les conventions », Edouard évacue l’ennui par l’indiscipline, la provocation. Enfant, il tue volontiers les animaux. Adolescent, ce sont des bagarres pour des peccadilles - il est ceinture noire de karaté. D’une liberté totale, il n’en fait qu’à sa tête. Abandonne le douillet hôtel particulier de la rue Barbet-de-Jouy, à Paris, pour aller vivre dans une piaule du 13e arrondissement, part sans crier gare traverser la Malaisie à moto…

« Qui vais-je saigner ? »

Pas laborieux mais brillant, curieux, insatiable de culture, il entre à l’Essec, une des grandes écoles de commerce parisiennes. C’est là que le destin de la finance vient le saisir plus tôt que prévu. Il a 22 ans. A la tête de la banque Stern, banque familiale dont la création remonte au XIXe siècle, son père, Antoine, est confronté à de graves ennuis. Piètre gestionnaire, « incapable de gérer autre chose qu’une partie de bridge ou de chasse », Antoine, victime d’une escroquerie, se retrouve avec les douanes et le fisc sur le dos. La banque est au bord de la faillite. Insupportable pour Edouard, fier de ses aïeux qui siégeaient aux côtés des Rothschild à la Banque de l’Empire, à Berlin. Il a conservé l’orgueil de la lignée. Ecœuré par l’incompétence de son père, ce père qu’il aurait tant voulu admirer, il va s’emparer des clés de Stern. Il redressera l’institution avec brio, en allant chercher des PDG de valeur comme François Carriès, futur patron du CIC, Claude Pierre-Brossolette, ex-PDG du Crédit lyonnais, Jean Peyrelevade, qui avait déjà à son actif la direction de trois grandes entreprises. Tant et si bien qu’il revendra la banque par deux fois (la première fois il avait conservé le nom) avec une belle plus-value de 2 milliards de francs.

Entre-temps, Stern s’est forgé une réputation de franc-tireur imprévisible. Il est de tous les raids : sur la Compagnie des eaux, sur la Compagnie du Midi, sur les trésors exotiques du groupe Rivaud. Il rejette son père, venu lui demander de le reprendre à son service. Non sans avoir la délicatesse de lui faire verser un chèque conséquent chaque trimestre. Mais les deux hommes ne se parleront plus durant quinze ans avant de se réconcilier sur le lit de mort d’Antoine.

Entre-temps aussi, il a séduit et épousé en 1984 Béatrice, la fille aînée de Michel David-Weill, le chef de la maison Lazard, à l’époque la plus grande banque d’affaires de la planète. Il lui a demandé sa main sur une piste de ski de Zermatt. Avec elle, il aura trois enfants qui feront son bonheur et dont il parlera toujours avec fierté. En 1992, son beau-père, qui n’a pas de fils héritier, l’appelle à ses côtés. Le Tout-Paris en fait aussitôt le dauphin. Il a l’étoffe. Las ! Incorrigible, Edouard n’a que faire des méthodes feutrées et des tenues soignées des associés de Lazard. Souvent, il arrive le matin en jean et baskets, un bob sur la tête, avec une barbe de deux jours en demandant : « Qui vais-je saigner aujourd’hui ? » Une prise de bec avec Anne Lauvergeon, une autre avec Jean-Marie Messier, qui tous deux partiront, c’en était trop. En 1997, Michel David-Weill finit par s’en séparer, dépité : « Je l’ai traité comme mon fils, il m’a traité comme son père. »

Depuis, séparé de Béatrice mais en bons termes avec elle, Edouard l’empêcheur de tourner en rond s’était retiré sur les bords du Léman, sans doute pour des raisons fiscales. De là, il gérait sa fortune personnelle, estimée entre 200 et 300 millions d’euros, et les fonds confiés à son groupe IRR, soit environ 600 millions d’euros. Mais un de ses anciens avocats affirme que « ses structures financières étaient devenues insaisissables, partant de France, de Suisse ou du Luxembourg pour aboutir dans des paradis fiscaux comme les îles Cayman ou les Antilles néerlandaises ». Rien d’illégal. Mais le « qu’en-dira-t-on » va bon train. Lui s’en fiche comme de sa première chemise : toujours à l’affût du bon coup, il flaire l’argent comme pas un. C’est lui qui montera l’opération de rachat du CCF par le géant HSBC. Lui qui mettra la main sur Panzani et tentera de prendre GrandVision. Une fois lancé, rien ne peut l’arrêter. A la chasse - sa passion, qu’il exerce en Sologne, au Botswana ou en Tanzanie -, il ne poursuit pas le gibier avec les armes appropriées mais au fusil d’assaut. En affaires, c’était pareil. « Il voulait toujours gagner, sans souci du compromis, ce qui pouvait l’amener à commettre des erreurs », estime son ami Aimery Langlois-Meurinne, président du conseil de surveillance d’Imerys, avec qui il a monté à Genève un fonds d’investissements (Pascal) qui marche.

Ces derniers temps, pourtant, Stern n’a pas toujours eu la main heureuse. Aux Etats-Unis et à Paris, il avait déclaré une guerre judiciaire à Rhodia dans laquelle il avait perdu sa mise. Il s’en est pris également à Vivendi et à Jean-René Fourtou, qu’il accusait d’avoir bradé Canal + Technologies à Thomson. Son influence a aussi été soupçonnée derrière les manœuvres - vaines - du fonds Knight Vinke visant à déstabiliser Suez. Le conseil d’Eurazeo (lié à Lazard), qui possédait une partie des fonds d’IRR, a voulu porter plainte au pénal et au civil contre Edouard, lui reprochant une mauvaise gestion et des commissions trop fortes. L’intervention de son beau-père, Michel David-Weill, calmera le jeu.

Il lit Baudelaire à la chasse

En dehors de l’establishment parisien, qui pouvait en vouloir au banquier rebelle ? C’est d’abord vers la Russie que se tournent les regards. Stern a été l’un des premiers à s’y intéresser dès les années 90. Il avait été un conseiller très proche du général Lebed, mort dans un accident d’hélicoptère très suspect. A-t-il été victime d’une vengeance des mafias ? Pour Kristen Van Riel, avocat international, intime d’Edouard après avoir conseillé Altus et la star du reggae Bob Marley, cette piste est un leurre avancé par « des gens qui ont intérêt à salir sa mémoire ». « En vérité, ajoute Van Riel, qui a été longuement entendu par le juge suisse, je n’ai jamais connu quelqu’un d’aussi bien élevé. Seule la bêtise de ses interlocuteurs le poussait parfois à s’affranchir de toute convenance tant son appétit d’intelligence était insatiable. » « Passionné de musique, très sensible, très timide, confirme Hugues Gall, ex-directeur de l’Opéra de Paris. Il vous demandait où écouter "Freischütz" - manifeste du romantisme de l’opéra allemand - et prenait l’avion pour s’y rendre sur-le-champ. » « A la chasse, je l’ai vu lire Baudelaire perché dans un arbre en attendant le lion », rapporte Aimery Langlois-Meurinne.

C’est vrai, Edouard Stern pouvait présenter ce visage. Le problème, c’est qu’il cloisonnait tout, adoptant des comportements différents en fonction des gens. L’énigme de sa mort n’en sera que plus difficile à résoudre. Une seule fois il a fait l’unanimité. C’était lundi dernier à la synagogue du 15e arrondissement de Paris, lors d’une cérémonie à sa mémoire. Devant le gratin de la finance, de l’industrie et de la politique, Lindsay Owen-Jones, le patron de L’Oréal, a célébré « son aptitude à penser à contre-courant » et l’ancien ministre Hubert Védrine a rendu un dernier hommage à « cet ami foudroyé par un soleil sombre »

Deux amis contre Rhodia Ces derniers temps, Edouard Stern et Hugues de Lasteyrie se téléphonaient pratiquement tous les jours pour parler de Rhodia. Les deux financiers s’étaient ligués pour dénoncer le management de la société chimique née en 1998 et de son actionnaire de référence, Rhône Poulenc, devenu Aventis. Pour eux, les sommes en jeu étaient loin d’être négligeables (quelque 60 millions d’euros pour Stern et 40 pour Lasteyrie). « Au début, on a pensé que l’on avait fait un mauvais investissement, dit Lasteyrie. Mais très vite on a acquis la conviction d’avoir été roulés. » Le duo demande des explications aux dirigeants de Rhodia, et d’abord à son PDG, Jean-Pierre Tirouflet, qu’ils tenteront de renverser. Dénonçant d’éventuels faux bilans et informations trompeuses, les deux financiers se tournent vers la justice : le tribunal de commerce de Nanterre pour Lasteyrie, une plainte pénale à Paris et la Cour suprême de New York pour Stern. Ce dernier avait été entendu par le juge Henri Pons le 31 janvier. Et, il y a quinze jours, les deux amis témoignaient devant la justice américaine. En engageant la bataille de Rhodia, Stern et Lasteyrie n’ignoraient pas qu’ils s’attaquaient à Jean-René Fourtou (à l’époque des faits PDG d’Aventis, il était l’actionnaire de référence), à Jean-Pierre Tirouflet et à Thierry Breton, qui, avant d’être ministre de l’Economie, fut non seulement administrateur de Rhodia mais président du comité d’audit d’avril 1998 à septembre 2002. Selon Stern et Lasteyrie, les malversations se seraient produites à la fin des années 90 : coût des retraites et risques environnementaux non provisionnés (Rhône Poulenc aurait transféré de nombreux sites pollués à Rhodia) ; rachat dans des conditions douteuses de la société britannique Albright & Wilson via l’Autriche (la société Donau Chemie et la fondation de Krasny, où figure un sénateur français…) ; refus mystérieux de Tirouflet de se vendre au néerlandais DSM à des conditions avantageuses (15 euros l’action qui en vaut aujourd’hui 1,80)… La liste des griefs - que Tirouflet, l’ex-patron de Rhodia, conteste - est longue.

Une partie pourrait se retrouver dans le rapport sur Rhodia que l’Autorité des marchés financiers (l’AMF) termine et qui ne sera pas bon pour l’ancienne équipe Patrick Bonazza (avec Laurent Léger)

© le point 10/03/05 - N°1695 - Page 65 - 2237 mots

Publié avec l’aimable autorisation du magazine le Point.

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