Corruption contre nation

Vendredi 3 novembre 2006 — Dernier ajout jeudi 10 mai 2007

Corruption contre nation

La perte de confiance des citoyens envers les élus mine la démocratie. Des mesures s’imposent.

Par Eric HALPHEN, Séverine TESSIER

QUOTIDIEN : vendredi 3 novembre 2006

Eric Halphen président du comité de parrainage de l’association Anticor et Séverine Tessier présidente d’Anticor.

Une récente étude du Cevipof sur la corruption et la démocratie révèle que 60 % des Français jugent leurs élus corrompus. Un tiers d’entre eux considèrent même que la corruption augmente. Ce « sentiment » reflète, hélas, en partie la réalité des affaires politico-financières défrayant la chronique…

En 2002, une autre étude révélait que la corruption des hommes politiques était le deuxième motif du vote Front national et expliquait aussi une grande partie de l’abstention. Pour peu qu’on se donne la peine de scruter attentivement la carte électorale, on observe d’ailleurs que la géographie de l’abstention et du vote extrême droite épouse celle des « affaires ». S’il y a une incidence électorale à la corruption, la combattre devient donc une question politique.

Or plusieurs événements électoraux récents nous ont donné une indication de la perte de crédibilité des élus aux yeux des citoyens. La réélection d’Alain Juppé, condamné pour prise illégale d’intérêt dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, à 56 % au premier tour a marqué la victoire d’un autre candidat anonyme : l’abstention, qui fut de 56 %. Un peu avant celle de Patrick Balkany à Levallois, avec 25 % seulement de participation… Quelle déduction pouvons-nous faire de ces indications ? Que font les élus pour démentir leur mauvaise réputation ? Comment rétablir la confiance perdue ?

On peut s’étonner que de tels signes de rejet de la politique ne suscitent pas encore l’attention qu’ils méritent auprès des candidats à l’élection présidentielle. Tous plus allants sur la lutte contre la délinquance ordinaire, à propos de laquelle ils réclament une « tolérance zéro », se font généralement discrets s’agissant de la délinquance en col blanc.

Pis, ce sont leurs partis politiques dits « républicains » qui organisent le recyclage, et même pourrait-on dire « le recel » d’élus corrompus. Ceux-ci devancent l’élection en redonnant une sorte de respectabilité que la justice a retirée à ces candidats. Ils justifient leur démarche en expliquant que les Français ont un seuil de tolérance élevé à la corruption, aidés en cela par des relais médiatiques qui n’hésitent pas à invoquer une sorte de « prime à la casserole » dont bénéficieraient ces candidats douteux.

Mais, dans la réalité, rien n’indique une plus-value électorale pour les corrompus. On constate même l’inverse : une prime à la morale là où la problématique de la bonne gestion publique, de l’éthique, des nouvelles pratiques est vigoureusement portée par un candidat en campagne. Ce fut le cas à Paris où Bertrand Delanoë a rassemblé des électeurs au-delà de son camp partisan. Ce fut le cas en Polynésie où la victoire d’Oscar Temaru, incarnant l’antidote au système de corruption mis en place par le président sortant Gaston Flosse. Avec une participation habituelle de 50 % lors de toutes les échéances électorales, celle-ci est montée à 80 % en 2004 pour faire échec à la corruption au cœur du débat public !

Car les Français savent bien que la corruption des uns ne fait pas le bonheur des autres…

Or l’enquête du Cevipof souligne que le seuil de « tolérance » à la corruption dépend de la situation sociale de l’électeur. En gros, plus on a un portefeuille bien garni, mieux on supporte la corruption des hommes politiques. De même, on s’aperçoit que les Français jugent moins sévèrement les petits passe-droits de la gestion locale tant qu’ils semblent « profiter » globalement à la qualité de vie collective. Cela renvoie à la théorie de La Boétie, dans son Discours sur la servitude volontaire, où le peuple aime son tyran tant que le solde avantage-inconvénient reste excédentaire…

En revanche, les Français sont intraitables concernant les privilèges que s’octroient des élus ou la délinquance financière de leurs partis déjà confortablement lotis par la République. C’est dire combien cette analyse est révélatrice de l’état de dévoiement du suffrage universel, donc de la corruption de la démocratie elle-même. Elle pointe du doigt une désaffection très forte des couches populaires, en raison de leur perception de la corruption des politiques. Les chroniqueurs de tous bords se trompent dans leurs interprétations, car ils occultent la majorité silencieuse de ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas s’exprimer faute d’avoir le droit ou l’envie de voter.

Le problème de cette affaire est que ce sont eux qui auraient le plus intérêt à ce que la politique retrouve son intégrité pour œuvrer au service de l’intérêt général, et non de l’intérêt particulier d’une minorité en position sociale confortable.

Si l’on compare avec d’autres pays d’Europe, on s’aperçoit aussi que les citoyens votent plus, font davantage confiance en leurs élus, tandis que les partis politiques bannissent ceux qui discréditent la fonction politique. Il y a là une belle leçon à tirer. Si les partis politiques veulent retrouver leur crédibilité et sincèrement faire revenir aux urnes ceux qui ne leur font plus confiance, ils doivent alors changer leur politique d’investiture et leurs pratiques. Concrètement, cela veut dire en premier lieu qu’ils doivent exclure de leurs rangs un élu définitivement condamné, qui doit d’ailleurs être inéligible à vie, sinon pourquoi un juge, un policier, un journaliste ou tout fonctionnaire devrait avoir un casier judiciaire vierge pour exercer ?

Par ailleurs, les citoyens doivent être associés à la prise de décision et au contrôle de gestion pour les sujets qui les concernent en ayant la possibilité de saisir les juridictions de contrôle financier que sont les chambres régionales des comptes et qui devraient devenir de véritables juridictions. Ensuite, ce qu’on appelle le statut de l’élu, comme ensemble de droits pour le détenteur d’un mandat électoral, doit devenir un contrat de mandat où les droits sont assortis à des obligations de restriction de cumul, de formation « aux bonnes pratiques », de transparence de patrimoine et de revenus, de bilan de mandat, etc.

En outre, il va sans dire que ces mesures ne changeront les pratiques qu’à condition d’accomplir une véritable révolution démocratique conjuguant la participation des citoyens à l’élaboration de contre-pouvoirs véritables et notamment de la justice.

Car, enfin, la leçon principale à méditer sur cette étude, c’est bien que le jugement électoral des Français est plus sévère que ne le sont les institutions. Il faut ainsi remettre les choses dans l’ordre juste, si l’on peut dire.

© Libération

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