« On massacre sous nos yeux les dernières forêts primaires »

Lundi 27 novembre 2006 — Dernier ajout mardi 18 mars 2008

« On massacre sous nos yeux les dernières forêts primaires »

Biodiversité. Le botaniste Francis Hallé annonce la mort de ces écosystèmes dans dix ans.

Par Eliane PATRIARCA

QUOTIDIEN : lundi 27 novembre 2006

Après quarante ans d’une liaison passionnée, Francis Hallé est toujours amoureux des arbres. Mais ce botaniste, spécialiste des forêts tropicales, qui a dirigé les missions scientifiques du Radeau des cimes sur les canopées de 1986 à 2003, est aussi un homme blessé. Blessé comme ces forêts qu’il étudie et qui disparaissent peu à peu de la surface de la Terre, sous les coups des exploitants de bois, des chercheurs d’or ou des planteurs de soja. C’est aussi un homme en colère : samedi à Paris, lors des grands Dialogues du XXIe siècle organisés par l’Unesco, il a dénoncé « le massacre sous nos yeux, et par les pays industrialisés, des dernières forêts primaires ».

Quel type de forêt est menacé ?

Les forêts primaires, ces forêts jamais exploitées par l’homme. Elles n’existent plus depuis déjà au moins cinq siècles en Europe de l’Ouest. On les trouve surtout en milieu tropical mais elles disparaissent très vite. En Indonésie, c’est déjà fini. La Chine est très active dans le déboisement. Le Brésil détruit l’Amazonie pour planter du soja. En Guyane, ce sont les chercheurs d’or qui font des ravages. En Australie et en Tasmanie, les forêts d’eucalyptus s’amenuisent. Dans dix ans, ce sera fini : il n’y aura plus de forêts tropicales sur la planète.

En quoi cette disparition est-elle grave ?

Ce sont des écosystèmes prestigieux mais encore très mal connus car difficiles à étudier, des milieux spectaculaires. Ils regroupent 75 à 90 % de la diversité biologique de la planète ! Ces forêts abritent des multitudes de niches écologiques qui sont autant de tables de multiplication de la vie. Ce sont aussi des milieux très permissifs où des types de vie singuliers peuvent se développer.

Quelle différence avec une forêt secondaire ?

Les forêts secondaires, ce sont celles que l’on montre le plus souvent dans les magazines ou les films : denses, impénétrables et dans lesquelles le héros se taille un chemin à coups de machette ! Au contraire, une forêt primaire est très facile d’accès, on y progresse sans problème car rien ne pousse au sol, il y fait bien trop sombre. La canopée, strate supérieure des arbres où se concentre 80 % du feuillage, ne laisse qu’un infime pourcentage de lumière parvenir jusqu’au sol.

Si on la laisse en paix, la forêt secondaire peut-elle redevenir primaire ?

Oui, mais il lui faut sept siècles pour cela. Une forêt secondaire contient cinq fois moins d’espèces qu’une primaire.

Vous dénoncez la part active de la France dans cette destruction.

Notre pays est un acteur majeur de la filière commerciale des bois tropicaux et, à ce titre, participe activement à la déforestation, aux côtés de compagnies privées françaises comme Pallisco, Rougier Océan, Bolloré, Leroy Gabon... Je suis scandalisé que les gouvernements français successifs laissent saccager les forêts d’Afrique centrale après celles d’Afrique de l’Ouest.

Là, vous sortez du discours scientifique.

C’est l’expérience du Radeau des cimes qui m’a ouvert les yeux, qui a été le déclic. J’ai été confronté aux collectivités locales, aux déboiseurs, aux faiseurs de routes… On nous donnait un site à étudier et, dès que nous avions tourné le dos, ce site était rasé ! Parfois, le discours scientifique devient la plus subtile des langues de bois et je crois qu’au contraire, face à ce massacre, on doit élever la voix. Je suis botaniste mais aussi humaniste.

Alors c’est vraiment fichu ?

Je ne suis pas pessimiste de nature, mais la disparition de ces forêts est aujourd’hui inéluctable. Je recherche désespérément un producteur de cinéma pour réaliser un film sur les forêts tropicales tant qu’il en existe encore, pour en garder au moins la mémoire ! Jacques Perrin est d’accord, mais booké jusqu’en 2025. Ce sera trop tard.

© Libération

Publié avec l’aimable autorisation du journal Libération.

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