Les ricochets d’un fabuleux contrat

Mercredi 22 mars 2006 — Dernier ajout vendredi 11 mai 2007

Les ricochets d’un fabuleux contrat

Mis à jour le mercredi 22 mars 2006

Frégates de Taïwan

L’article 18 du contrat signé entre la France et Taïwan pour la livraison de six frégates stipule qu’aucune commission ne sera versée. Le contraire semble s’être produit. Dans ce cas, la France serait passible d’une très forte amende.

Laurent Léger

Les frégates de Taïwan refont surface et le gouvernement aimerait bien repasser cette patate chaude à l’équipe qui prendra les rênes après l’élection de 2007. La vente des six frégates françaises à l’île nationaliste risque en effet de coûter cher. A Bercy, la direction du Trésor évalue les « dégâts », selon des estimations confidentielles, à 1 milliard d’euros, soit 30 euros par foyer fiscal. L’affaire est tellement sensible que les documents sont enfermés dans le coffre du directeur de cabinet de Thierry Breton, Gilles Grapinet. Des juges qui venaient perquisitionner Bercy l’année dernière pour une autre affaire sont tombés dessus et ont immédiatement prévenu leurs collègues chargés des frégates. Mais le « dircab » de Breton a refusé que le dossier soit saisi : « secret-défense » !

Bref rappel : en 1991, un consortium mené par Thales (alors Thomson-CSF), au nom de la Direction des constructions navales (DCN) et d’autres industriels français, signe avec Taïwan la livraison de six frégates de combat. L’article 18 du contrat stipule noir sur blanc qu’aucune commission ne sera versée à l’occasion de la transaction. Pour acheter leurs bateaux, les Taïwanais débourseront 2,5 milliards d’euros. Un personnage énigmatique. Mais les démêlés de l’affaire Elf et les organismes de surveillance suisses font apparaître le rôle en 2001 d’Andrew Wang, homme d’affaires taïwanais, personnage énigmatique de près de 80 ans qui a servi d’intermédiaire entre Thomson et la marine taïwanaise. Ses 46 comptes bancaires ont reçu la faramineuse somme de 920 millions de dollars, dont 520 provenant de Thomson-CSF. Il en restait 499 millions, aussitôt bloqués par les juges. A Taipei, où le pouvoir a changé de couleur depuis l’achat des frégates, on exige des explications. Le cabinet d’avocats Coudert Frères engage en août 2001 une procédure d’arbitrage contre Thomson-CSF, et réclame 599 millions de dollars pour violation du contrat. Une somme qui a doublé voilà quelques mois, histoire de faire monter la pression !

A Bercy, au ministère de la Défense, à Thales comme chez leurs avocats, Shearman & Sterling, on a mis du temps à prendre au sérieux la démarche des Taïwanais. « A part le contrat des frégates, ils n’ont dans leur dossier que des coupures de presse », ironisait-on alors. Mais voilà : de l’avis même de hauts magistrats, qui ont prévenu le gouvernement des risques courus par la France, le fameux article 18 interdisant toute commission semble bien ne pas avoir été respecté.

Visé directement par l’arbitrage, Thales, qui n’a pas souhaité faire de commentaires, anticipe la condamnation et aurait provisionné entre 200 et 300 millions d’euros dans ses comptes. Mais le groupe n’est pas seul dans cette galère. Thales évalue déjà la clé de répartition de la probable condamnation en quelques lignes discrètes dans son rapport annuel 2004 : 30 % pour l’électronicien, 70 % à charge de l’Etat, qui se retrouve donc en première ligne. Ce dernier assure en effet la tutelle de la DCN. Mais comme il détient aussi 31,3 % de l’actionnariat de Thales, un tiers de ce que devra payer le groupe sera également à sa charge. La facture finale pour l’Etat est donc estimée à 80 % de la condamnation.

Pour éviter un désastre financier comparable à l’affaire Executive Life, une dernière carte est discrètement évoquée entre magistrats français, suisse et taïwanais. Elle concerne les 499 millions de dollars encore gelés sur les comptes de l’intermédiaire Wang et qui devront bien un jour être débloqués. L’idée serait d’amener l’homme d’affaires taïwanais à remettre cet argent à Taïwan. Pour solde de tout compte. Des discussions officieuses sont donc en cours pour trouver un « habillage » juridique compatible avec les procédures judiciaires en cours. A charge ensuite pour la France de négocier avec Taïwan l’arrêt de la procédure d’arbitrage. « Si les Taïwanais obtiennent l’argent de Wang, ils ne pourront décemment pas demander une somme supplémentaire aux Français », espère- t-on à Paris. La difficulté, c’est que les représentants de Bercy et les magistrats ne peuvent s’asseoir à la même table, séparation des pouvoirs oblige… Avec le risque que rien ne se passe d’ici à 2007, une année clé, car c’est alors que les arbitres devraient prendre leur décision. Des arbitres mystérieux : nommés par Taïwan et Thales, leurs noms restent cachés. On sait seulement que l’un d’entre eux est un avocat néerlandais. Maîtres du calendrier, ils commencent juste à auditionner les parties, organisent tous les quatre mois des échanges de conclusions écrites et entendront les témoins dans quelques mois. Reste à savoir s’ils trancheront avant ou après la présidentielle

© le point 23/02/06 - N°1745 - Page 80 - 743 mots

Publié avec l’aimable autorisation du magazine le Point.

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