La mort du tumultueux banquier Stern

Dimanche 6 mai 2007

La mort du tumultueux banquier Stern

Semaine du jeudi 10 mars 2005 - n°2105 - Notre époque

Sa vie était un roman

Beau et ténébreux, le « prince noir » de la finance, Edouard Stern, a été retrouvé mort, vêtu d’une combinaison de latex, dans son appartement du centre de Genève.Portrait

C’était il y a quelques semaines, dans un dîner d’hommes d’affaires. Un des convives, soudain lucide, reconnaît : « A 50 ans, on ne s’est pas fait que des amis dans la vie. » Caustique, Edouard Stern lui répond : « Moi, je me dis que je ne peux pas avoir que des ennemis. » Lequel d’entre eux l’a rattrapé, la semaine dernière, dans son appartement du centre de Genève ? Le financier français a été assassiné dans la nuit du 2 mars dans sa demeure où il collectionnait les tableaux modernes de Basquiat et Soulages et les meubles anciens du XVIIIe. La police suisse laisse filtrer les informations au compte-gouttes.

Stern a été retrouvé sur son lit, vêtu d’une combinaison de latex comme les adeptes de pratiques sexuelles sadomasochistes. Une mise en scène macabre pour une véritable exécu-tion : il a été tué de trois balles dont deux dans la tête. Rien n’a été dérobé, nous a confirmé une proche, l’assassinat n’a même pas été maquillé en cambriolage.

Depuis deux ans, le banquier se sentait menacé. Il avait obtenu de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, un permis de port d’armes. Mais ce soir-là, selon une proche, le pistolet est resté à son bureau. La porte n’a subi aucune effraction. Ceinture noire de karaté, Stern ne s’est pas défendu. Il aurait donc lui-même ouvert la porte à son ou à ses tueurs. Qui ont agi alors qu’il y a une antenne de police au pied de l’immeuble. Une fin à la Pasolini pour ce financier qui cultivait son côté « prince noir » des affaires.

Edouard Stern ? Il était beau et brutal, ténébreux et vénéneux. A 50 ans, il conservait une allure athlétique et svelte, un regard noir, plein de charme, capable de déchaîner les passions ou des tempêtes. Brillant et riche, il avait eu rendez-vous avec la gloire dans les années 1990. Gendre de Michel David-Weill, le patron de la puissante banque Lazard, il tutoyait les PDG les plus importants, comme Lindsay Owen-Jones de L’Oréal. Il fréquentait aussi bien Nicolas Sarkozy que Laurent Fabius, dont son beau-frère Henri Weber est proche. Il aurait pu devenir un des banquiers les plus flamboyants de sa génération. C’est raté. Intraitable, animé d’une relation névrotique à l’argent, il a malmené un destin qui semblait tout tracé en se faisant remercier de la banque par son beau-père en 1997. « Il avait un côté soleil : charmeur, cultivé, un des personnages les plus intelligents que j’aie rencontrés, assure Jean Peyrelevade, ancien patron de la banque Stern. Mais soudainement, lorsqu’on lui résistait, le côté noir l’emportait avec des accès de fureur. »

Il avait aussi un côté rimbaldien, un goût immodéré pour la transgression et la provocation, bien décidé à ne pas vivre petitement en fils à papa. « Il détestait la banalité, recherchait la surenchère », dit pudiquement un membre de sa famille. Son histoire commence pourtant comme un conte de fées. Sa mère, belle femme de l’establishment parisien, catholique, mariée en premières noces à Jean-Claude Servan-Schreiber, épouse le banquier Antoine Stern. Celui-ci dirige une des plus anciennes banques françaises, créée au xixe siècle. Adulé par sa mère, Edouard Stern est élevé dans un hôtel particulier rue Barbet-de-Jouy, à Paris, près de Matignon. Une enfance dorée entourée de domestiques dans une maison « chic et triste », selon un ami. Le ski, l’hiver à Megève ; la mer, l’été. Pourquoi ce besoin incessant de provoquer ? Bagarreur, capricieux, mais vif, Edouard change d’école, passe dans une pension anglaise. Il y a chez lui du petit prince Abdallah de Tintin. Il a 12 ans lorsque ses parents invitent un jeune ami à la campagne près de Senlis. Un soir, il décide une expédition dans la forêt qui entoure la maison. Au cœur de la nuit, il sème l’autre enfant, qui, terrorisé, mettra quatre heures à retrouver son chemin. Ce goût de choquer ne le quittera pas.

A Sciences-Po, il fait un passage éclair puis réussit l’Essec, une des grandes écoles de commerce françaises. Regrette-t-il de ne pas avoir fait encore mieux ? Il aura toute sa vie une fascination pour les intellectuels et surtout pour les scientifiques. En 1978, il n’a que 24 ans lorsque son premier coup d’éclat dresse l’establishment des affaires contre lui. La banque familiale prend l’eau. Avec l’appui de ses oncles, il évince son père, un dilettante un peu flambeur. Les milieux financiers crient au scandale. Edouard Stern est un paria, mais il tient bon. Il se brouille avec son père et ne s’en rapprochera que lorsque celui-ci tombera malade quinze ans plus tard. A l’âge où la plupart de ses condisciples tâtonnent à des postes subalternes, lui est déjà aux commandes d’une banque, incroyablement précoce et ambitieux. En 1982, Edouard fait appel à Claude Pierre-Brossolette, fils d’un résistant célèbre, ancien secrétaire général de l’Elysée sous Giscard d’Estaing, chassé de la présidence du Crédit lyonnais par la gauche. « 

Sa première qualité sera de savoir se dessaisir du pouvoir pour le remettre dans les mains de grands financiers », explique l’essayiste Alain Minc, qui l’a côtoyé à cette époque. La petite banque met le turbo, monte des raids boursiers dont le plus célèbre, celui de Saint-Gobain sur la Générale des Eaux, sera stoppé par François Mitterrand en personne. Stern s’amuse, mais n’oublie pas de s’enrichir.

En 1984, il vend une partie de l’activité à un financier libanais, Roger Tamraz, pour une centaine de millions de francs. Pas de chance pour le millier de clients : ce dernier fera faillite trois ans plus tard. Indifférent, Edouard continue son chemin. Les rênes de la banque passent dans les mains d’un nouveau maire du palais, Jean Peyrelevade, ancien conseiller de Pierre Mauroy et futur patron du Lyonnais. Stern assure qu’il veut créer une grande banque d’affaires. Les profits s’envolent. Mais « Edouard était un homme de l’instant, pas un bâtisseur », constate Peyrelevade. Lorsqu’un pigeon, la Société de Banque suisse, se présente en 1987, prêt à payer 1,7 milliard de francs, il n’hésite pas. Tant pis pour les rêves de grandeur. Stern est un joueur, un homme de marché, de coups, il vend. La plus-value d’abord. Après tout la vie lui sourit. Il peut rêver d’un destin encore plus prestigieux. Il s’est marié en 1983 à la fille de Michel David-Weill. Celle-ci, follement amoureuse, a divorcé pour l’épouser. Ils auront trois enfants. Le loup solitaire semble vouloir se ranger. Presque sage. Le jour, son travail à la banque Lazard, où il est entré en 1992 ; le soir, la vie de famille. Le voilà intronisé dauphin dans ce temple des affaires qui a écrit des pages entières de l’histoire industrielle française. Il paraît avoir toutes les cartes en main. Mais il étouffe, trop pressé pour cet univers compassé. Un banquier d’affaires doit être un confesseur. Pas vraiment le profil. « L’homme qu’il a vraiment admiré, son maître à penser, est Jimmy Goldsmith », estime Alain Minc. Son modèle, c’est ce raider boursier controversé avec qui il jouait au poker dans un club sur les Champs-Elysées. Chez Lazard, Stern est un hooligan lâché dans un salon anglais à l’heure du thé. « Il a mis le doigt sur les incompétences de son beau-père et a tenté de fédérer une partie des associés pour le renverser », dit l’un d’entre eux. C’est l’échec. Il négocie durement son départ, qui coûtera une fortune à la banque et à son patron. « Je l’ai traité comme un fils, il a voulu me traiter comme son père », commentera avec humour Michel David-Weill.

Dans sa vie privée aussi, « il est à la fois insupportable et plein de charme », selon un ami. Il dépense des sommes pharaoniques pour un château dans le Loir-et-Cher. Fait décorer luxueusement ses appartements à Paris, New York ou Genève. Une fois, le papier peint de la chambre d’un des enfants lui déplaît. Il enfonce un tournevis dans le mur et méthodiquement fait le tour de la pièce en déchirant la toile, sous les yeux du peintre ébahi qui refera les enduits. Il conduit un énorme 4x4 aux vitres fumées, « choisi par mon fils », nous explique-t-il alors. Lui qui n’est pas juif, puisque sa mère est catholique, se préoccupe de donner une éducation juive à ses enfants. Il se rend aussi à Auschwitz avec sa femme. Imprévisible, parfois brutal, « un ressort se casse lorsqu’il quitte Lazard », estime un associé. Il est riche, mais il lui faut s’inventer un nouveau destin.

Il part en Suisse pour des raisons fiscales, jongle avec des sociétés nichées dans des paradis fiscaux et crée, en 1997 avec Lazard, un fonds d’investissement, IRR, de 527 millions d’euros. Il réussit encore de belles opérations comme le rachat du CCF par une banque anglaise, mais ce joueur invétéré n’a plus la main heureuse. En sept ans, il perd 140 millions d’euros, notamment en Russie. Une somme considérable. C’est la fuite en avant professionnelle, mais aussi dans sa vie privée de plus en plus débridée. Il est séparé de sa femme, Béatrice, qui vit à New York et qu’il appelle sans cesse au téléphone. Avec le départ de celle-ci, il semble avoir perdu un garde-fou et « se livre à ses démons », selon le mot d’un ami. Il vit dans l’excès. Passionné d’armes, il chasse fréquemment en Afrique. « Récemment, il s’était acheté un fusil très sophistiqué de tireur d’élite de l’armée israélienne avec lequel il tirait des buffles », raconte cet ami. Stern avait un côté carnassier.

En Bourse aussi il chasse, mais avec moins de bonheur. Ses cibles sont des sociétés fragiles, comme le chimiste Rhodia, ou de grands groupes, comme Suez, qui ont eu un passage à vide. Il multiplie les procédures, menace les managers, sans se soucier d’écorner un peu plus son image, d’accumuler de nouveaux ennemis. Avec son avion, il se rend en Russie, où ses affaires l’auraient amené à fréquenter des hommes d’affaires dangereux. Peut-être la cause de sa perte. Inconnu du grand public il y a encore deux semaines, fréquentant peu les médias, il aurait été surpris que son décès fasse couler autant d’encre.

Il a trouvé la célébrité dans la mort.

Thierry Philippon

© Le Nouvel Observateur 2003/2004

Publié avec l’aimable autorisation du Nouvel Observateur.

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