La maldonne des listings / Florian Bourges, 28 ans, analyste financier

Mardi 11 juillet 2006 — Dernier ajout dimanche 4 novembre 2007

La maldonne des listings / Florian Bourges, 28 ans, analyste financier

Florian Bourges, 28 ans, analyste financier. Témoin clé dans l’affaire Clearstream, c’est lui qui a fourni au journaliste et écrivain Denis Robert les fichiers informatiques originaux.

Par Renaud LECADRE

QUOTIDIEN : Mardi 11 juillet 2006 - 06:00

Avant de passer aux mains du photographe, il ironise sur son quart d’heure warholien. Il a même droit à sa notice sur le site Wikipédia, c’est dire. « Tapez "Florian Bourges" sur Google, voyez le résultat. » Il n’aurait jamais dû faire parler de lui ­ pas bon pour le business quand on fait dans le conseil aux entreprises. Se promet de retourner dans l’anonymat dès que possible. Avant cela, une petite formalité à remplir : en finir avec l’affaire Clearstream.

Florian Bourges est l’homme surgi de nulle part qui démontre de la façon la plus simple le bidonnage des listings Clearstream, recensant une série de personnalités (politiques, industriels, espions, mafieux et Lætitia Casta en guest star ) censées posséder un compte bancaire occulte.

Des cadors ont mordu à l’hameçon : Jean-Louis Gergorin, chargé de « l’intelligence économique » chez EADS, Dominique de Villepin, obsédé par Nicolas Sarkozy, le général Rondot… Et voilà notre jeune impromptu qui démonte tout : Clearstream n’a pas été piraté par un génie de l’informatique ; les cédéroms du corbeau ne sont qu’un copier-coller d’un tableau Excel. Le sien, auquel il a ajouté quatre colonnes vierges pour effectuer plus tard des calculs. C’est con, suffisait juste de l’interroger. Il y avait une chance sur cent qu’il soit en situation de comparer son fichier d’origine, comprenant seulement des banques, et le fichier final du corbeau, avec des noms rajoutés. Elle s’est réalisée.

Florian Bourges est analyste financier, « pas spécialement intéressé par l’informatique, plutôt la fibre juridique ». Il a d’abord été breton, fils de pharmaciens, sans envie dynastique particulière : « J’ai déjà un frère et une belle-soeur pharmaciens. » Ecole de commerce donc, l’Edhec à Lille, et embauche illico dans un cabinet d’audit. Pas n’importe lequel : Arthur Andersen. Suivent quinze jours de « formatage de cerveau » à Chicago, siège de la firme : « Vous êtes les meilleurs dans la meilleure boîte. » Deux semaines plus tard, Arthur Andersen était rayé de la carte du grand capital, emporté par le scandale Enron. De son bref passage chez l’ancien leader mondial de l’expertise comptable et financière, Florian Bourges n’aura le temps que d’une seule mission : l’audit du système informatique de Clearstream

Printemps 2001, trente « Arthur boys », facturés 10 000 francs par jour et par tête, débarquent au grand duché pour trois mois. La chambre de compensation luxembourgeoise, échaudée par les livres de Denis Robert, veut démontrer que tout est limpide. Bourges déniche des trucs bizarres, des transactions datées de 2016, d’autres au nom de clients inexistants… Les as de l’audit ont la curieuse impression d’être sur écoutes téléphoniques, ils se réunissent parfois dans une voiture sur le parking. Le rapport final d’Arthur Andersen lave Clearstream de tout soupçon, les mémos de Bourges passant à la trappe.

Consigne : « Tu gardes ça pour toi. » Il l’applique à la lettre, conservant ses fichiers extraits de la base informatique de Clearstream. Auxquels il rajoute ses fameuses colonnes.

Le jeune auditeur oublie un temps Clearstream, il est recruté chez Ernst & Young aux côtés d’Anne-José Fulgéras, ancien membre du parquet financier de Paris passée au privé. La pantoufle est toujours la même, « prévention des risques pénaux des dirigeants » . A une différence près : il ne s’agit pas d’éviter la mise en examen des patrons d’Ernst & Young, mais d’une prestation externe du cabinet d’audit destinée aux grands patrons de la place. Bourges l’épaule. Il y a du boulot ? « Oui. » S’agirait pas d’oublier que les PDG d’Axa et de la Société générale sont mis en examen pour blanchiment. Florian Bourges tient dix-huit mois : « La lutte contre le blanchiment m’a toujours intéressé, mais, dans une grande entreprise où tout est cadré, il faut être carriériste. Moi, j’ai toujours été indépendant dans ma façon d’être et de vivre. »

Adieu l’audit, retour à Clearstream. Trois ans ont passé depuis l’expertise du printemps 2001, fin du délai de prescription pour vol ou recel. Florian Bourges n’a pourtant pas volé ces fichiers, il les a obtenus dans le cadre de sa mission. Il pourrait à la limite être poursuivi pour viol du secret bancaire ­ le Luxembourg ne plaisante pas avec ça. « Mais je ne suis pas banquier », dit-il, encore moins luxembourgeois. Dans le doute, il a laissé filer les trois ans avant de contacter Denis Robert. A la fin de son deuxième livre consacré à Clearstream, l’écrivain et journaliste (ancien de Libération ) évoque l’apparition d’un mystérieux informaticien sous le pseudonyme de Jonathan Gantry, personnage d’un roman de Paul-Loup Sulitzer. La référence n’est pas terrible, d’autant que son premier mail proposant ses services s’achève par ces mots : « Je vous laisse proposer un prix. » Florian Bourges explique aujourd’hui qu’il s’agissait de tester les motivations de Denis Robert, son refus de payer l’ayant conforté.

La valse des fichiers peut commencer. Bourges donne à Denis Robert une liste de 33 000 comptes Clearstream (ne comportant que des noms de banques), qui en remet un exemplaire à Imad Lahoud, informaticien travaillant à la fois pour EADS et la DGSE. Puis Denis met en contact Florian et Imad. Après les envois du corbeau, le journaliste mettra en relation l’ancien auditeur avec le juge Van Ruymbeke. La boucle est alors bouclée, mais chacun des maillons de la chaîne cloisonne. Il faudra un an de plus pour la reconstituer.

De sa première rencontre avec Imad Lahoud, Florian Bourges se souvient d’ « un type sympa, présentant bien, assez pro, pas du tout l’image du pied nickelé ». En plus des listes de clients, Bourges affirme lui avoir remis des fiches de transactions. « Il disait traquer les comptes d’Al-Qaeda, j’étais loin d’imaginer que mes fichiers auraient pu servir à autre chose. Aujourd’hui, je me rends compte qu’il faut se méfier de tout. » Imad Lahoud dément : Florian Bourges ne lui aurait rien remis du tout. Leur récente confrontation dans le cabinet des juges d’instruction fut un dialogue de sourds, parole contre parole. A la sortie, il a parlé aux radios et aux télés. L’auditeur se découvre comme il est, visage juvénile mais costard, bouc et phrasé posé.

Florian Bourges est phagocyté par l’affaire. Depuis un an, il s’occupe à titre bénévole de crèches associatives, Toupti, notamment financées par le conseil général des Hauts-de-Seine. Présidé par Sarkozy, qui, fatalement, aurait commandité Bourges pour qu’il témoigne contre Villepin. Il trouve « l’amalgame dégueulasse », est contraint de rappeler que sa première crèche a été ouverte à Ivry-sur-Seine, ville communiste, et que Sarkozy a refusé de subventionner une crèche dans le 92 car située dans une ville tenue par le PS. Après avoir vécu sur ses indemnités de départ d’Ernst & Young, Florian Bourges a aussi créé sa structure de conseil en import-export avec le Sud-Est asiatique. Il va devoir fermer boutique, ses clients fuient devant le tapage Clearstream. « Ils s’imaginent que, si j’ai parlé à des juges, je pourrais un jour parler à leurs concurrents. » Des ravages de Clearstream, donnant « une image déplorable de la France, entre Afrique et pays de l’Est » : « Bientôt, un de mes clients étrangers finira par me demander quel fonctionnaire il faut payer en cas de redressement fiscal. » Ses projets : remonter une boîte de conseil, retourner en Bretagne, faire du bateau et un gosse avec sa femme.

Florian Bourges en 5 dates

Juillet 1978 Naissance à Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor).

2001 Diplômé de l’Edhec, embauché chez Arthur Andersen.

2001 Audit du système informatique de Clearstream.

2004 Démontre au juge Van Ruymbeke que le corbeau a bidonné les listings.

2006 S’occupe de crèches associatives, rêve de business en Asie et de bateau en Bretagne.

© Libération

Publié avec l’aimable autorisation du journal Libération.

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