Bernard Bertossa « L’Europe des juges piétine, la corruption court toujours »

Jeudi 11 mai 2000 — Dernier ajout dimanche 22 juillet 2007

Bernard Bertossa « L’Europe des juges piétine, la corruption court toujours »

L’Expansion 11/05/2000

L’enquête sur les finances troubles d’Elf, c’est lui. La saisie des caisses noires des dictateurs, c’est encore lui. Confessions d’un magistrat qui ne veut pas baisser les bras.

L’Expansion. Vous êtes à l’origine de l’« appel de Genève », lancé en 1996 par plusieurs magistrats européens, qui dénonçait l’absence de coopération judiciaire face à la grande criminalité financière. Depuis, la situation s’est-elle améliorée ?

Bernard Bertossa. L’appel de Genève dénonçait une justice pénale à deux vitesses, capable de poursuivre la petite délinquance financière mais qui laissait filer les gros délinquants opérant dans plusieurs Etats, à cause de l’inefficacité de l’entraide judiciaire internationale. Quatre ans plus tard, on n’a malheureusement pas beaucoup avancé. Les méthodes de coopération judiciaire restent totalement inappropriées, elles suscitent un formalisme et une lenteur incompatibles avec l’efficacité des poursuites. L’Union européenne s’est certes dotée d’un réseau de magistrats répondant aux demandes d’entraide. Mais ce n’est pas très efficace. Et le sommet récent de l’Union, à Tampere, qui traitait du sujet, n’a débouché sur aucune mesure concrète.

Cette inertie vous gêne-t-elle pour enquêter sur les détournements financiers considérables de l’affaire Elf ?

Ce dossier concentre toutes les aberrations du système actuel. Ainsi, un fugitif comme Alfred Sirven [protagoniste clef des détournements] peut s’opposer, en Suisse, via son avocat, à la transmission de documents aux juges français. A l’inverse, des Français ont commis un certain nombre d’infractions en Suisse, par exemple André Guelfi [intermédiaire du groupe pétrolier]. Mais ils ne sont pas extradables et demeurent en France, en toute impunité. Si on avait une justice qui fonctionne normalement, on devrait avoir, entre ces deux Etats de droit, la possibilité de travailler main dans la main, de comparer les dossiers, de se transmettre directement les moyens de preuve. Or ce n’est pas le cas : chaque fois qu’Eva Joly a besoin d’une information, elle doit envoyer une commission rogatoire qui est sujette à des recours. Il y a un formalisme pesant qui rend compliquée toute collaboration.

Avez-vous une idée du montant des détournements dans cette affaire, et de la part qu’y a prise la Suisse ?

D’après des estimations françaises, le pillage des caisses d’Elf a atteint environ 4 milliards de francs français. Une bonne moitié est passée par la Suisse. Nous menons des investigations dans 300 comptes bancaires et sur des milliers d’opérations financières. Le problème, c’est que dans cette affaire apparaissent des intermédiaires qui servent de « coupe-feu », empêchant la reconstitution des flux financiers. Ce sont soit des hommes de paille, soit des personnes qui bénéficient de diverses immunités.

Quels sont les mécanismes de corruption que vous avez identifiés ?

Il y a une zone d’ombre encore assez importante qui ne permet pas de dire qu’il s’agit de corruption. Ce qui est définitivement établi, aujourd’hui, c’est qu’il y a de l’enrichissement personnel.

Pourtant, Elf était une usine à commissions…

Oui, mais ces commissions n’avaient pas nécessairement pour but de corrompre. Prenez l’affaire Leuna [une raffinerie de l’ex-Allemagne de l’Est rachetée par Elf], par exemple. Personne ne se précipitait pour racheter la raffinerie. Il n’y avait donc pas besoin de verser de commissions pour être choisi comme acheteur. N’empêche qu’il y a eu, autour de cette transaction, toute une série d’opérations financières suspectes qui nous font davantage soupçonner l’enrichissement personnel que la corruption.

Avez-vous des preuves du financement de partis politiques par l’argent d’Elf, en France et en Allemagne ?

Il faut rester raisonnable. Je n’ai jamais dit qu’à travers l’affaire Leuna on avait financé des partis politiques allemands. Certains ont mis un peu vite en relation plusieurs faits : Helmut Kohl a avoué avoir reçu des fonds illicites pour financer la CDU ; une enquête allemande a été lancée sur le versement de pots-de-vin dans la vente de blindés à l’Arabie saoudite, et il y a eu des opérations illicites liées à l’acquisition de la raffinerie Leuna par Elf. En outre, les mêmes personnes physiques ou morales apparaissent dans l’affaire Elf-Leuna et dans celle des blindés… A partir de là, certains ont construit des hypothèses, notamment un accord Mitterrand-Kohl. Je ne l’exclus pas, mais je ne peux l’affirmer.

Vous étiez aussi parti en guerre contre les paradis fiscaux. Avez-vous obtenu des résultats ?

Là, il se passe enfin quelque chose. Nous avions dénoncé la tolérance - pour ne pas dire l’encouragement - de zones de non-droit où les capitaux peuvent se réfugier et où des « masques » sont disponibles pour cacher l’origine de l’argent. Ce sont des zones où la coopération judiciaire est totalement inexistante. Je considère comme réjouissant - il faut se contenter de peu - que la France ait imposé à l’Union européenne d’aborder ce thème, qui était tabou jusqu’ici. Aujourd’hui, les Nations unies et le groupe d’action contre le blanchiment de capitaux (le Gafi) se saisissent également du sujet. Et des pressions sont exercées sur le Liechtenstein, accusé de blanchiment.

Plusieurs organismes internationaux envisagent des sanctions à l’encontre des centres offshore qui pratiquent le blanchiment. Cela suffira-t-il ?

C’est une bonne chose. Mais il y aurait une solution beaucoup plus simple : ne plus reconnaître dans notre droit ces sociétés bidon que sont les panaméennes ou les sociétés des îles Vierges britanniques. Cela ne coûterait rien, et cela serait conforme à la réalité, puisque ces sociétés sont fictives.

A Genève, les grandes affaires financières se multiplient. Comment arrive-t-on à s’attaquer aux crimes financiers dans un « pays coffre-fort » qui vit de la finance ?

Depuis une dizaine d’années, la Suisse n’est plus ce qu’elle était. Les autorités politiques et les milieux financiers ont tout de même pris conscience qu’une Suisse coffre-fort du crime, égoïste et repliée sur ses secrets, n’était plus admissible. Même sur le plan commercial, cette image n’était pas très avantageuse. D’où de gros efforts, sur le plan législatif, pour incriminer le blanchiment d’argent et les organisations mafieuses. D’où également la décision des banques de se doter de codes d’éthique assez stricts. En plus, il y a en Suisse des organisations judiciaires qui sont déterminées à mettre en œuvre ces nouveaux instruments et à faire en sorte que l’assistance soit accordée aux juges étrangers de la manière la plus efficace et la plus large possible. Enfin, cette évolution s’explique aussi par la volonté d’agir des juges étrangers. Si Eva Joly n’avait pas adressé de commissions rogatoires à Genève, il n’y aurait peut-être jamais eu d’affaire Elf en Suisse.

Comment faites-vous pour remonter les circuits financiers de la corruption, de plus en sophistiqués ?

Il faut parfois de la chance pour arriver à remonter un circuit coupé à quatre ou cinq endroits. L’affaire Roldan, en Espagne [un scandale de corruption touchant le chef de la Garde civile], illustre ces difficultés. Dans ce dossier, il y a eu des versements de Siemens et d’autres multinationales comme GEC-Alsthom à des autorités espagnoles. Le circuit était complexe : des chèques au porteur alimentaient les comptes d’un avocat suisse. Puis un second avocat suisse faisait transiter l’argent en délivrant d’autres chèques au porteur qui alimentaient non pas directement le bénéficiaire mais d’autres comptes en Suisse… On tombait alors sur une personne qui n’avait, a priori, rien à voir avec le bénéficiaire. Mais les fonds arrivaient finalement en Espagne, par des opérations de compensation. Tout cela est très difficile à détecter.

Les affaires russes se sont multipliées à Genève. Quelles difficultés rencontrez-vous dans votre combat contre le recyclage de l’argent des mafias de l’ex-Union soviétique ?

En Russie, l’exploitation des richesses par des organisations criminelles se fait sous des apparences licites, souvent avec le concours des autorités. L’une des difficultés est donc de démêler, dans ce qu’on voit apparaître à Genève, ce qui est licite de ce qui ne l’est pas. Vendre du pétrole, ce n’est pas illicite. Mais cela permet de laver beaucoup d’argent obtenu par le trafic de stupéfiants, le trafic d’êtres humains, le racket… L’autre difficulté, quasi insurmontable, c’est l’absence de collaboration fiable avec les autorités russes. Etablir le blanchiment exige d’apporter la preuve d’un crime commis en amont. Cette preuve se trouve souvent en Russie. Et dans toutes ces affaires, on peut dire que nous n’avons rien obtenu de déterminant de la part des Russes.

A combien peut-on estimer les capitaux russes, licites ou non, qui arrivent à Genève ?

L’estimation est impossible. Tout simplement parce que l’argent russe qui arrive est souvent passé par Londres, Francfort ou Chypre et n’est donc pas estampillé « argent russe ». Si les fonds sont passés par les paradis offshore que fréquentent les organisations criminelles - elles sont friandes de sociétés panaméennes ou du Liechtenstein -, il faut aller très loin dans les investigations pour savoir qui se trouve derrière.

Vous avez multiplié les saisies de comptes d’anciens dictateurs ou de dirigeants déchus - récemment, ceux d’Henri Konan Bédié, ex-président de la Côte d’Ivoire. Pourquoi autant d’empressement à bloquer ces comptes présidentiels ?

Il y en a eu toute une série, ces dernières années : Marcos (Philippines), Duvalier (Haïti), Noriega (Panama).

Aujourd’hui, ce sont les comptes d’Abacha (qui dirigeait la dictature militaire du Nigeria), sur lesquels nous avons bloqué pas moins de 650 millions de dollars (près de 4,5 milliards de francs), et ceux de Bédié. Mais on aurait envie que d’autres gouvernements se bougent un peu vis-à-vis de cette catégorie de personnes qui ont profité de leurs fonctions pour s’enrichir. Seuls les Etats-Unis sont actifs. Pourtant, les anciens dictateurs africains n’ont pas placé en Suisse la totalité des produits de leur corruption. Il doit y avoir quelque chose à Paris. Même si la Suisse est une place financière importante, il est économiquement et mathématiquement exclu que toute la pourriture du monde vienne seulement chez nous.

Pourquoi la restitution des fonds est-elle aussi compliquée ? Dans l’affaire Marcos, cela a mis douze ans…

Le blocage des comptes est toujours décidé dans l’urgence. Le but est que le crime ne profite pas. Il faut donc bloquer tout ce qu’on peut ; on instruit l’affaire après. La restitution des fonds ne pose pas de problème avec les Etats de droit. Nous avons rendu plusieurs millions de dollars aux Espagnols dans l’affaire Roldan, ainsi qu’à la France, dans l’affaire de l’homme politique varois Maurice Arreckx. C’est évidemment différent avec les pays où les dirigeants actuels sont aussi corrompus, ou lorsqu’ils ne respectent pas l’Etat de droit, comme la Côte d’Ivoire, l’Ukraine et le Pakistan.

Pourquoi, selon vous, la France répugne-t-elle à confisquer les fonds suspects ?

Dans les pays du sud de l’Europe, y compris la France, il n’y a pas cette culture de la confiscation. On aime bien les procès spectaculaires. Mais pour faire mal, en matière de criminalité financière, il faut aussi supprimer le produit de l’infraction, et donc taper dans le porte-monnaie. Dans une affaire récente, le dossier Tanouri [une affaire d’escroquerie au détriment de l’Etat malgache jugée à Aix-en-Provence], nous avions bloqué des fonds en Suisse. Et nous avions attiré l’attention des juges français sur la possibilité de confisquer ces fonds et de les restituer aux victimes. Ils n’ont rien fait. Dans une autre affaire de stupéfiants, la France ne nous a même pas réclamé les fonds bloqués en Suisse. Nous avons fini par les confisquer.

Quelle est votre réaction face aux débats sur la réforme de la justice en France et aux critiques sur le pouvoir des juges, considéré comme excessif ?

C’est quand même incroyable que le Parlement, qui fixe le pouvoir des juges, s’inquiète de la mise en application de ses propres lois uniquement lorsque certains de ses membres en sont l’objet.

On ne s’est pas ému de la prétendue violation du secret de l’instruction dans l’affaire Grégory. On s’en émeut lorsqu’il s’agit du PDG d’une grande entreprise, d’un ministre ou d’un député. Je pense que la France n’a pas l’habitude de l’indépendance de la justice, alors même que c’est un des piliers de la démocratie. La France a une grande tradition de soumission du pouvoir judiciaire à l’exécutif et au législatif. Il se trouve que cet esprit de soumission n’est plus partagé par la totalité des juges. Ceux qui ont décidé, parce que c’est leur devoir, non pas de se soumettre mais d’appliquer les lois, sont évidemment dérangeants lorsqu’ils ne se limitent pas à des délinquants politiquement inoffensifs.

Croyez-vous qu’il soit nécessaire de procéder à l’élection des procureurs, comme à Genève, pour les rendre véritablement indépendants ?

Non, le problème n’est pas juridique, mais culturel. Sur le plan du droit, les procureurs pourraient être indépendants en France. Le garde des Sceaux ne peut pas les empêcher d’ouvrir des procédures, ni leur interdire de faire des supplétifs [pour élargir le champ de l’instruction judiciaire] lorsque le juge le demande. Mais il y avait jusqu’ici cette longue tradition d’obéissance du judiciaire au politique. En France, cette tradition est en train d’éclater.

Son parcours

Ancien président de chambre au tribunal d’instance, Bernard Bertossa est procureur général de Genève depuis 1990. Comme tous les procureurs en Suisse, il est élu au suffrage universel, soutenu en l’occurrence par le Parti socialiste. Il ne sollicitera pas de nouveau mandat en 2002, visiblement usé par ces années de traque de la délinquance financière.

L’appel de Genève

Bernard Bertossa est à l’origine de l’appel de Genève, lancé avec six autres magistrats européens en 1996, qui dénonçait l’impunité des criminels en col blanc et l’inefficacité de l’entraide judiciaire en Europe. A ses côtés se trouvaient le juge espagnol Baltazar Garzon, qui a lancé la procédure contre le général Pinochet, et le magistrat français Renaud Van Ruymbeke, chargé récemment de l’affaire Elf aux côtés d’Eva Joly.

Ses dossiers

L’affaire Elf, avec des détournements d’environ 2 milliards de francs en Suisse, Mabetex, le « Kremlingate », une affaire de corruption qui touche des proches de Boris Eltsine, ou encore l’affaire Salinas, un dossier de blanchiment impliquant l’ancien président du Mexique : toutes ces affaires brûlantes sont sur le bureau du juge Bertossa, qui apporte son aide aux magistrats étrangers en bloquant l’argent déposé dans les banques suisses.

Son interview

Bernard Bertossa nous a reçus le 22 mars dernier dans son bureau, au dernier étage de l’imposant palais de justice de Genève, au sommet de la vieille ville ; un bureau dans lequel il recevait quelques semaines auparavant Christine Deviers-Joncour, entendue dans le cadre de l’affaire Elf. Grippé, Bernard Bertossa a pourtant grillé une bonne dizaine de gauloises sans filtre pendant l’heure et demie d’entretien.

Thierry Fabre

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