Le Delaware serait aux sociétés « ce que la montre suisse est à l’industrie horlogère »

Jeudi 20 septembre 2007 — Dernier ajout samedi 4 avril 2009

SUPPLÉMENT SPÉCIAL : Le Delaware serait aux sociétés « ce que la montre suisse est à l’industrie horlogère »

Date de parution : Mercredi 19 septembre 2007

Auteur : Angélique Mounier-Kuhn

Référence incontestée aux Etats-Unis, le droit des affaires du Delaware est celui qui est enseigné dans les universités de tous les Etats. La Chancery Court du Delaware n’impose pas de dommages « punitifs » aux sociétés, et ses décisions sont exclusivement rendues par des juges et non par des jurys populaires.

Les quelques tours et immeubles de bureaux du centre-ville de Wilmington, un quartier qui se vide de sa substance dès la fin de l’après-midi, abritent une nuée de professionnels du conseil, répartis selon trois catégories de métiers. En premier lieu, les conseillers en structures, c’est-à-dire ceux qui aident une société à choisir les statuts les mieux adaptés ainsi que les « agents d’enregistrement », chez qui toute entité se créant dans le Delaware doit s’enregistrer. S’y ajoutent les avocats d’affaires, spécialistes des litiges, puis enfin les conseillers en planification fiscale.

Il est donc loin le temps où seule l’entreprise DuPont tirait l’économie locale, même si les bâtiments et les rues baptisés en son honneur dans Wilmington témoignent toujours de cette époque révolue. Cette expertise sans pareille, avec laquelle seule New York est sans doute capable de rivaliser, n’est pas apparue ex nihilo. Elle doit tout à un système judiciaire unique.

Aux Etats-Unis, le droit des sociétés n’est pas une prérogative fédérale mais échoit aux Etats.

« A la fin du XIXe siècle, le New Jersey était l’Etat qui, grâce à son droit des affaires, attirait le plus les entreprises. En 1899, le Delaware a copié sa loi. Sans grand succès jusqu’à ce que Woodrow Wilson, gouverneur du New Jersey (ndlr : puis président des Etats-Unis de 1913 à 1921) adopte des mesures antitrust qui ont poussé les entreprises à migrer vers le Delaware voisin », explique Lawrence Hamermesh, professeur à l’Université de Wilmington. « Puis, dans les années 60, alors que le Delaware était en train de perdre sa suprématie, il a révisé en profondeur son droit des sociétés. Cette initiative, très bien accueillie, a jeté les bases de ce qu’il est devenu aujourd’hui. L’estampille Delaware est devenue aux sociétés ce que la montre suisse est au secteur horloger : l’étalon or. On ne sait pas précisément pour quelles raisons, mais ce qui compte vraiment, c’est la réputation », ajoute le professeur.

Référence incontestée aux Etats-Unis, le droit des affaires du Delaware est celui qui est enseigné dans les universités de tous les Etats. Stable dans l’essentiel de ce qui la constitue, la loi s’adapte néanmoins constamment à son temps. Chaque année, l’association des avocats du barreau de l’Etat, qui s’est implicitement fixé pour obligation de ne pas faire le jeu des intérêts particuliers, soumet de nouveaux amendements aux autorités législatives, qui les approuvent la plupart du temps. « D’autres Etats auront beau répliquer le droit des affaires du Delaware, aucun ne pourra s’imposer comme un concurrent sérieux car les juges des autres Etats n’ont pas toute l’expérience de ceux du Delaware », ajoute J. D. Foster, spécialiste des questions économiques au sein du « think tank » Heritage.

Dans le Delaware, tout litige impliquant des entités qui y sont légalement domiciliées est de la compétence de la « chancery court », une institution unique aux Etats-Unis. Créée il y a plus de deux siècles, elle tire directement son origine du droit anglais. Non seulement elle n’octroie pas de dommages « punitifs », mais, en outre, ses décisions sont exclusivement rendues par des juges et non pas par des jurys populaires. Elles alimentent une jurisprudence, qui fait elle aussi référence dans le monde des affaires.

Au nombre de cinq, ces juges sont désignés pour des mandats de douze ans et non pas élus comme c’est le cas dans nombre d’Etats. « La justice est de ce fait à l’abri de toute influence politique », se félicite John Reed, avocat chez Edwards Angell Palmer & Dodge. « Nos juges ont une connaissance du monde des affaires extrêmement sophistiquée », ajoute Greg Williams, président de Richard Layton & Finger, qui, avec 150 avocats, est le plus grand cabinet du Delaware. En conséquence, « les entreprises savent qu’elles seront ici l’objet de jugement juste et équitable ».

L’un des cinq juges, le vice-chancelier Steven Lamb, indique suivre chaque année 200 à 250 affaires et rendre une cinquantaine de décisions. « La plupart des cas peuvent être traités en six semaines », ajoute-t-il. « Prévisibilité et rapidité sont deux priorités pour les sociétés », souligne John Reed. Elles sont même des préoccupations essentielles dans un pays tel que les Etats-Unis, royaume de la procédure judiciaire qui voit le premier venu attaquer son teinturier pour des pantalons endommagés. L’immense majorité des avocats et les banquiers d’affaires du pays recommandent à leurs sociétés clientes d’élire leur domicile légal dans le Delaware. Car toute société, cotée en tout cas, « doit s’attendre à être poursuivie un jour ou l’autre », indique Greg Williams, que ce soit par une autre société ou par ses propres actionnaires dans 60% des cas (notamment dans le cadre des actions collectives). « La plupart des opérations de rachat se soldent par un procès », souligne l’avocat, les actionnaires estimant que le prix payé n’est pas le bon ou que la direction de la société n’a pas suffisamment consulté son conseil d’administration.

Signe des temps, un très grand nombre d’affaires ont actuellement trait aux rachats d’entreprises par des fonds de capital investissement. Il est arrivé que la justice du « Diamond State » soit accusée de faire le jeu des patrons. « Ce fut le cas par le passé. Mais les décisions sont beaucoup plus équilibrées aujourd’hui, il n’y a plus de tels biais », affirme Justice Jacobs, le chef de la Cour suprême, la seule instance d’appel au Delaware.

Par ailleurs, si la faillite relève, elle, du droit et des cours fédérales, l’expertise développée au fil des ans par le Delaware lui a permis de se hisser au rang des toutes premières juridictions en la matière. Ainsi, c’est à Wilmington qu’American Home Mortgage, le géant américain des hypothèques, vient de se placer sous la protection du Chapitre 11.

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