1934 : Les suisses verrouillent le secret bancaire

Dimanche 9 août 2015

1934 : Les suisses verrouillent le secret bancaire

Dimanche 09 Août 2015 à 5:30

Christian Chavagneux

Editorialiste à Alternatives économiques, auteur d’Une brève histoire des crises financières (La découverte, 2011)

Il aura fallu que, en 1932, plusieurs Cahuzac français de l’époque se fassent pincer pour que les Suisses décident de mieux protéger leur système bancaire. Le premier épisode d’une histoire très opaque.

Quand il monte à la tribune de l’Assemblée nationale ce 10 novembre 1932, le député socialiste Fabien Albertin ne sait pas qu’il va devenir l’un des maillons d’une longue chaîne qui va faire de la Suisse l’un des principaux paradis bancaires et fiscaux du monde. Son intervention, qui dénonce les bénéficiaires d’un vaste réseau d’évasion fiscale organisé par une banque helvétique, va en effet contribuer à la rédaction, en novembre 1934, d’une nouvelle loi bancaire suisse qui donnera naissance à l’un des instruments essentiels à l’évasion fiscale et à la circulation de l’argent sale dans le monde : le secret bancaire.

L’affaire commence à 16 h 10, le 26 octobre 1932. Le commissaire Barthelet débarque en force dans un appartement de cinq pièces situé dans un hôtel particulier parisien, rue de la Trémoille, dans le quartier des Champs-Elysées. Il a beaucoup de chance, le commissaire Barthelet : quand il pénètre dans cette succursale parisienne de la Banque commerciale de Bâle, en plus de la surprise de tomber sur un sénateur, il touche le banco : 245 000 F en liquide (160 000 € d’aujourd’hui), des francs suisses, un répertoire, un livre de caisse et, surtout, 10 carnets, qui contiennent environ 2 000 noms. Ceux des fraudeurs qui ont recours à la banque suisse pour ne pas payer la taxe de 20 % sur les revenus des placements à l’étranger. Le policier, en fait, n’est pas si surpris : il a bénéficié d’une dénonciation. La rumeur se répand vite et la presse commence à chercher les noms qui sont sur les carnets. Le ministre de l’Intérieur, Camille Chautemps, ne veut pas les donner. Louis Germain-Martin, le ministre des Finances, jure ses grands dieux qu’il ne les connaît pas.

Panique à Genève

C’est dans cette ambiance que le député Fabien Albertin demande au président de l’Assemblée à pouvoir s’exprimer : il a une copie de la liste des carnets. Avec un art consommé du suspense, cet ancien avocat à la cour d’appel de Paris livre progressivement les noms des fraudeurs les plus connus. Il n’y a pas un mais trois sénateurs, une douzaine de généraux, des magistrats, deux évêques dont, souligne Fabien Albertin, « le royaume n’est pas de ce monde, mais qui, certainement, grâce à d’habiles restrictions mentales, ont pu concilier à la fois la nécessité du serment fiscal, qui doit être sincère, avec le juste souci de mettre à l’abri leur fortune » ! On trouve aussi des directeurs de grands journaux (le Matin et l’Ami du peuple), sans oublier des grands patrons de l’industrie, dont les frères Peugeot et le propriétaire du fabricant de meubles Lévitan.

Albertin en revient vite à son objectif : dénoncer les paradis fiscaux. « Les fonctionnaires du ministère des Finances et les personnalités des banques, avec lesquels je me suis entretenu ces jours derniers, m’ont dit que la fraude ainsi réalisée pouvait atteindre le chiffre de 4 milliards par an [un peu plus de 2,5 milliards d’euros actuels] », souligne le député. Le gouvernement d’Edouard Herriot vient de lancer une politique drastique de réduction des déficits budgétaires, et ce manque à gagner en termes de ressources fiscales fait mal. Le député interpelle alors le gouvernement : « Il faudra que, par la voie de conventions internationales, vous organisiez une véritable extradition fiscale… »

La presse française donne une ampleur phénoménale à l’affaire. De nombreux clients étrangers des banques suisses s’affolent et retirent leur argent. C’est au tour des journaux suisses de s’inquiéter de ces retraits massifs de fonds. La Banque commerciale de Bâle doit rembourser de grosses sommes, la Banque d’escompte de Genève n’y survivra pas. Les Suisses sont connus depuis longtemps pour leur professionnalisme dans la gestion de l’argent. « Si vous voyez un banquier suisse sauter d’une fenêtre, sautez derrière lui, il y a sûrement de l’argent à gagner ! » aurait dit Voltaire. Mais les procès qui suivront vont démontrer une chose : si la discrétion fait partie des qualités reconnues aux banquiers suisses, la protection qu’ils offrent ne tient pas forcément devant les tribunaux. Concrètement, le secret bancaire n’existe pas.

C’est bien ce qui inquiète les banquiers suisses. Comme l’indique Peter Hug, historien à l’université de Berne, « sporadiquement au début des années 20, puis de manière répétée au début des années 30, après la crise de l’endettement et l’effondrement des banques, des enquêteurs des finances et du fisc allemands et français se sont mis à empiéter sur le territoire helvétique. A la suite de jugements spectaculaires, des voix se sont fait entendre revendiquant le renforcement et la protection pénale du secret bancaire » (1). Les milieux financiers savent qu’après l’affaire Albertin d’autres scandales de ce genre peuvent ruiner leurs banques dont, comme l’affirme le député français, les capitaux de l’évasion fiscale sont à l’époque « le profit principal, [voire] le profit exclusif ».

C’est pourquoi le gouvernement suisse instaure une nouvelle loi bancaire en novembre 1934. Celle-là, dans son article 47, place le secret bancaire sous la protection du droit pénal. Une banque suisse livrant des informations concernant l’identité de ses clients, y compris à son propre gouvernement, commet désormais un acte criminel. Surtout, la loi étend cette protection juridique aux non-résidents. Le secret bancaire est né. Une innovation légale que d’autres territoires, Beyrouth, Tanger, les Bahamas, le Liechtenstein, Montevideo, vont rapidement copier. Et une décision efficace : durant les trois ans qui suivent l’établissement du secret bancaire, la fortune gérée par les banques suisses augmente de 28 %. Un véritable succès.

La fausse menace nazie

L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais elle rebondit plus de trente années plus tard. Car les banquiers suisses vont vouloir cacher l’origine purement cupide de leur nouvelle loi. A la place, ils ont voulu créer un mythe, qui refait surface régulièrement, celui de la protection des avoirs juifs contre les nazis. Grâce aux travaux de Peter Hug, on sait maintenant comment cette légende est née.

Elle apparaît pour la première fois dans le Bulletin du Crédit suisse, en novembre 1966. L’auteur, anonyme, d’un article intitulé « A propos du secret bancaire suisse » écrit : « Il est à remarquer que c’est l’espionnage intensif exercé sur les avoirs juifs qui a forcé la Suisse, en 1934, à définir plus rigoureusement le secret bancaire inscrit jusqu’alors dans le droit coutumier et à rendre toute violation passible de sanctions pénales, et ce afin de protéger les persécutés. Sans exagérer, on peut affirmer que la détermination avec laquelle le secret bancaire a été et est défendu a sauvé la vie et la fortune de milliers de personnes. » Voilà le secret bancaire devenu un instrument des justes !

Ironie de l’histoire, c’est l’un des plus farouches opposants des banquiers qui leur aurait suggéré cette justification. Lire la suite.

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