Frégates : la Suisse ouvre ses coffres

Samedi 15 mai 2004 — Dernier ajout dimanche 27 mai 2007

Frégates : la Suisse ouvre ses coffres

En décidant de collaborer avec la France, la Chine et le Liechtenstein, le tribunal fédéral relance l’affaire des bateaux vendus à Taiwan en 1991.

Par Karl LASKE

samedi 15 mai 2004 (Liberation - 06 :00)

La véritable affaire des frégates, qui s’est longtemps limitée au feuilleton des millions reçus par la maîtresse d’un ancien ministre des Affaires étrangères, va peut-être finalement voir le jour. Le Tribunal fédéral suisse a rendu publique, vendredi, sa décision d’accorder l’entraide judiciaire à la France, à la république de Chine et au Liechtenstein. Environ un millier de documents devraient être transmis par les Suisses aux juges Renaud Van Ruymbeke et Dominique de Talancé à Paris. Quarante-sept comptes bancaires sont désormais répertoriés et quelque 600 millions de dollars ont été bloqués ­ sans compter les fonds accumulés sur les places financières étrangères.

C’est le résultat de deux ans et demi d’investigations conduites par le magistrat fédéral Paul Perraudin. Par ailleurs, les juges français ont récemment transmis à la Suisse et au Luxembourg deux nouvelles commissions rogatoires, à la suite de la découverte de références de comptes bancaires lors de la perquisition, fin mars, de l’appartement parisien de Jean-Claude Albessard, un cadre de Thomson (aujourd’hui Thalès) décédé il y a trois ans.

« Mister Shampoo ». En mai 2001, l’enquête suisse avait démarré par le blocage d’un transfert interbancaire de 250 millions de francs suisses effectué par le fils de l’intermédiaire du groupe Thomson à Taiwan, Andrew Wang. Une information judiciaire avait été ouverte à Paris le mois suivant, visant les « abus de biens sociaux » présumés, commis à l’occasion de la vente de six frégates à Taiwan en 1991.

En novembre dernier, à la fin des investigations du juge Perraudin, Andrew Wang, alias « Mister Shampoo », s’est opposé à l’entraide judiciaire auprès du Tribunal fédéral et, simultanément, auprès du ministère (dit département) de justice et police. Ce dernier recours, toujours pendant, devrait retarder encore un peu la remise des comptes.

Dans son arrêt, la juridiction suisse estime que les transactions effectuées sur les comptes de Wang « constituent des indices suffisants de l’accusation selon laquelle il aurait joué un rôle de récipiendaire, de gestionnaire et redistributeur des pots-de-vin versés par Thomson ». « Cela justifie de transmettre la documentation », a indiqué le Tribunal fédéral, pour qui « les comptes en question ont servi à des transactions que l’on peut objectivement tenir pour suspectes ». Comble de l’ironie, le suspect, qui est par ailleurs recherché par la justice taïwanaise pour corruption et complicité de meurtre d’un officier taïwanais, a invoqué, en Suisse, le secret défense français que les ministères des Finances successifs ­ de gauche et de droite ­ ont jusqu’à présent opposé aux juges. Selon les avocats de Wang, la transmission des 47 comptes aurait violé le secret en France et ainsi compromis les « intérêts vitaux de la Suisse ».

Pots-de-vin. Le Tribunal fédéral a jugé que l’intérêt essentiel de la Suisse était de « coopérer avec la justice internationale », plutôt que de faire peser le secret. La décision de transmettre aussi les informations à Taiwan, Etat non reconnu par la Suisse ­ comme d’ailleurs par la France ­, en témoigne. Selon Me Dominique Poncet, l’un des défenseurs d’Andrew Wang à Genève, l’argent de l’intermédiaire de Thomson n’aurait pas été redistribué. « Personne d’autre que mes clients n’a touché un centime », a-t-il assuré à Libération vendredi. Le cheminement et la gestion des 600 millions de dollars, partie des sommes versées par Thomson-Thalès, n’ont pas été évoqués par le Tribunal fédéral suisse.

Mais le versement de ces fonds par le groupe d’armement, comme toute autre forme de cadeau ou de rémunération à des intermédiaires, était en tout cas explicitement prohibé par le contrat franco-taïwanais de vente des frégates. Les Taïwanais ont d’ailleurs engagé une procédure arbitrale contre Thalès pour non-respect du contrat et lui réclament le remboursement de 599 millions de dollars. Les pots-de-vin versés à Wang et à « X » ayant effectivement modifié le coût global des navires.

Longtemps bloquée par les initiatives du groupe Thalès pour que le secret défense s’impose aux témoins, aux banquiers comme aux fonctionnaires, l’enquête des juges français a redémarré, il y a peu, par la découverte de l’appartement de Jean-Claude Albessard, qui avait été la cheville ouvrière du contrat à Taiwan.

Ce cadre de Thomson, décédé en janvier 2001, avait ­ comme Andrew Wang ­ précipitamment quitté Taiwan, en décembre 1993, à la suite de l’assassinat du colonel Yin Ching-feng, chargé des achats de la marine et du suivi commercial de la vente des frégates.

C’est lors de vérifications sur le décès d’Albessard, mort d’une longue maladie, que les gendarmes ont retrouvé son appartement. Ainsi que l’a révélé le Journal du dimanche, des agendas, des notes manuscrites ainsi que des références bancaires ont été retrouvés. Selon ces documents, l’ancien cadre de Thomson aurait maintenu le contact jusqu’à sa mort avec l’intermédiaire du groupe, Andrew Wang.

© libération

Publié avec l’aimable autorisation du journal Libération.

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