Les mines du Congo-Kinshasa vues des paradis fiscaux

Vendredi 1er septembre 2006 — Dernier ajout jeudi 17 mai 2007

DOSSIER SPECIAL RDC : Les mines du Congo-Kinshasa vues des paradis fiscaux

Ses partenaires commerciaux étant sis dans les paradis fiscaux, il arrive à l’État congolais de ne même pas savoir avec qui il a paraphé certains contrats. Il y va pourtant de gisements miniers fondamentaux de la Gécamines et de la MIBA, deux sociétés publiques qui ont été dépecées de leurs ressources ces dernières années alors qu’elles fournissaient l’essentiel du maigre budget étatique.

On sait que le gouvernement de transition a créé, dans la foulée, des accords de paix qui concernent le Congo, une « Commission spéciale chargée de l’examen de la validité des conventions à caractère économique et financier conclues pendant les guerres de 1996-1997 et de 1998 au 30 juin 2003 », dont on a confié la présidence au député d’opposition Christophe Lutundula.

Tel un manuel scolaire, le rapport qu’a déposé la commission en juin 2005, mais que le gouvernement de transition a mis une année à rendre public, après qu’on l’ait vu apparaître sur internet [1], passe en revue une série de cas où figurent des sociétés et filiales des Bermudes, des Îles Vierges Britanniques ou du Panama, qui ont signé des ententes avec des seigneurs de guerre, d’une part, ou, d’autre part, avec un gouvernement en manque de financement pour poursuivre le combat.

Un cas parmi d’autres

La canadienne Emaxon appartenant au magnat israélien du diamant Dan Gertler, mais dont on ne sait pas si les actionnaires ne sont pas en réalité au Panama. Après que la Commission Lutundula a enquêté sur cette entreprise au Canada, Emaxon a modifié ses statuts et indiqué que le principal actionnaire de la société est International Diamond Industries de Dan Gertler. Mais aucune source n’est claire. L’International Peace Information Service (IPIS) ajoute que Chaim Liebowitz, un proche de Gertler, est le président d’Emaxon, quoique son nom n’apparaisse pas dans les statuts québécois de l’entreprise [2]. La compagnie panaméenne FTS Worldwide étant citée dans des documents concernant Emaxon, IPIS a aussi mis en doute que les diamants exportés par Emaxon soient vraiment comptabilisés en Israël, tout en soulignant que le point 3.1.1 du contrat paraphé avec la MIBA permet aux titulaires d’Emaxon d’être localisés partout, faisant de la compagnie canadienne une société écran au même titre que n’importe quelle coquille vide sise dans les paradis fiscaux. Signe des temps, « lorsqu’on l’a rejointe [FTS Worldwide Corporation au Panama], cette firme a refusé de dévoiler quelque information que ce soit [la] concernant. » [3]

Les sociétés qui trouvent « refuge » au Panama disposent de comptes à numéro et bénéficient d’un secret bancaire blindé. L’idée même d’enquêter sur les transactions des sociétés enregistrées au Panama est illégale. « Il y a encore une législation spéciale renforçant le secret bancaire pour les “Cuentas Bancarias Cifradas” (comptes bancaires codés), qui interdit au juge local, même en cas de litige, de lever le secret bancaire (sauf en matière pénale). » [4] L’investisseur inscrit au Panama, qui agit partout dans le monde depuis le Panama, peut être n’importe qui. Aucune condition ne régit la reconnaissance des actionnaires d’une société inscrite sur l’île. Ceux-ci peuvent être de toute nationalité, résider où que ce soit et taire leur identité en se laissant représenter par des mandataires. « La société anonyme fixe librement un capital “autorisé”, pour lequel il n’est pas imposé de minimum ou de maximum, et qui ne correspond pas forcément au capital payé, lequel n’a, lui-même, pas besoin de transiter par Panama ou d’être déposé dans une banque. » [5] La question du siège social de la société concernée ne se pose pas du moment que celle-ci se donne une boîte aux lettres à Panama auprès d’un avocat d’affaires. Les réunions de la société n’ont pas à avoir lieu sur l’île, elles peuvent se tenir partout et elles n’ont pas à avoir lieu nécessairement. « Si la société n’a pas d’activité à l’intérieur de la République de Panama, elle n’a pas de déclarations fiscales ou de rapports financiers à faire » [6]. Elle est à Panama pour agir sans exister formellement.

Il existe plus de 120 000 sociétés de ce type au Panama.

C’est le type de « partenaires » financiers que s’est donnée la République « démocratique » du Congo.

Le sort économique du Congo s’est joué depuis de tels non-lieux politiques, ces dernières années.

Emaxon a obtenu un quasi-monopole sur la commercialisation des diamants de la MIBA. Une autre société canadienne, Kinross Gold, a créé avec l’homme d’affaires belge George Forrest (très proche de Kabila) une nouvelle entité, la Kinross-Forrest, dans les Îles Vierges Britanniques. C’est cette dernière qui a obtenu l’autorisation d’exploiter à des fins commerciales la prodigieuse mine de Kamoto, dans le Katanga. Dans les Îles vierges britanniques, « il n’y a pas d’obligation de divulguer l’identité des actionnaires, qui peuvent se réunir où et quand ils le désirent » [7]. Les sociétés que gère Forrest se trouvent, elles, au Luxembourg. En réalité, la mine ne sera jamais développée à sa pleine capacité. Ses nouveaux titulaires ne manqueront pas toutefois de s’enrichir passivement grâce à elle, parce qu’elle fait l’objet de très lucratives spéculations boursières.

Au détriment de la Gécamines En se portant acquéreur de gisements aux seules fins de spéculation, les deux sociétés privent la population de revenus qui lui sont indispensables pour la gestion du bien public. La Banque mondiale a commandé à cet égard un audit à International Mining Consultants qui est sans équivoque : les accords tels que celui entre Kinross-Forrest et la Gécamines « contiennent de nombreuses anomalies qui sont toutes au détriment de la Gécamines. […] Ils visaient principalement à générer rapidement du numéraire, plutôt qu’un développement durable et rationnel du patrimoine de la Gécamines. […] Les contreparties auxquelles les partenaires privés s’engagent sont des programmes de production et d’investissement dont les objectifs sont d’habitude très inférieurs au potentiel d’exploitation des gisements de minéraux concernés. De nombreux actifs de la Gécamines sont ainsi gelés. De plus, les principaux partenaires effectuent tous des investissements avec des capitaux empruntés que la société en joint venture doit rembourser avant que la Gécamines touche le moindre dividende. Afin d’obtenir les prêts nécessaires auprès d’institutions financières, les partenaires privés donnent en gage les actifs de la Gécamines. Comme ces sociétés privées ont souvent leur siège social dans des paradis fiscaux offshore, elles peuvent facilement être dissoutes si un problème quelconque survient, par exemple dans le cadre de la faillite éventuelle de la joint venture. » [8] La Gécamines garantit des actifs qu’elle ne contrôle en pratique jamais.

Des tels récits s’additionnent. Le Rapport Lutundula, lui, cite le cas de VIN MART-Canada, partenaire de l’État dans l’exploitation de la Somika, au Katanga. Cette société n’est représentée par personne, « une violation de la loi commerciale » [9].

On ne voit pas comment ces accords léonins ont pu être signés de façon aussi systématique sans que la corruption n’y fût pour beaucoup. Curieusement, les diplomaties occidentales restent muettes devant un tel problème, comme s’il relevait des fioritures de l’anthropologie. « Pendant la guerre l’exploitation des ressources naturelles du Congo a été vue par beaucoup comme une des forces motrices du conflit. Il est d’autant plus surprenant qu’elle ne joue plus aucun rôle dans le débat international sur les forces motrices potentielles pour la paix. » [10]

L’histoire récente du Congo, sa guerre, ses viols, ses morts, ses enfants enrôlés de force et drogués, ses conquêtes à coups de villages détruits et de cultures ruinées, cette histoire donc ne saurait seulement s’expliquer par la politique. Des sociétés cotées en bourse ont financé les mouvements « rebelles », et obtenu en retour des gisements fructueux alors que les instances nationales étaient à genoux, et que l’État n’existait pratiquement plus. Ces sociétés ont profité d’un vide qu’elles ont accentué pour donner aux affaires africaines leur nouvelle jurisprudence et établir les termes selon lesquels des diplomaties reconnaîtraient le pouvoir sous ce jour nouveau. Cette jurisprudence postule le droit au pillage massif des ressources congolaises, et rend légales et commercialisables les extorsions réservées jadis au seul clan du despote Mobutu. Les réseaux nécessaires à ces avancés ont souvent des gens louches comme têtes d’affiche, dont le passé est garant de l’avenir.

Alain Deneault

[1] Cf. www.congonline.com/documents/Rapport_Lutundula_pillage_2006.pdf

[2] International peace information service (IPIS), Power Struggles and Transparency in the Sale of MIBA Diamonds, IPIS Editorial, Anvers, le 10 septembre 2003.

[3] Partenariat Afrique Canada, Revue annuelle des diamants, République démocratique du Congo, Ottawa, 2004, p. 4.

[4] Édouard CHAMBOST, Guide Chambost des paradis fiscaux, Lausanne, Favre 2005, p. 358.

[5] Op. cit., p. 359.

[6] Ibidem.

[7] Op. cit., p. 271.

[8] NIZA (Institut néerlandais pour l’Afrique australe) et l’IPIS, p. 51.

[9] Le Rapport Lutundula, op. cit., p. 122.

[10] Dominic JOHNSON, Aloys TEGERA et Christiane KAYSER, L’exploitation des ressources naturelles et la sécurité humaine en République Démocratique du Congo, Pole Institute 2004, p. 4.

Extrait de Billets d’Afrique et d’Ailleurs N°150 - Septembre 2006 -

Billets d’Afrique et d’Ailleurs est la revue mensuelle éditée par Survie.

Publié avec l’aimable autorisation de l’Association Survie.

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