Affaire des frégates : après le non-lieu, l’addition

Jeudi 7 août 2008 — Dernier ajout samedi 9 janvier 2010

Affaire des frégates : après le non-lieu, l’addition

Justice. Taïwan pourrait réclamer un milliard de dollars à la France à titre de dommages.

RENAUD LECADRE

QUOTIDIEN : jeudi 7 août 2008

Le procureur Jean-Claude Marin vient de requérir un non-lieu dans l’affaire des frégates de Taïwan. Le parquet de Paris a confirmé hier les présomptions alimentées depuis des semaines par Médiapart, Bakchich et Le Figaro. En soi, cette information est un non-événement. L’enquête pénale sur les frégates, plombée par le secret défense, est au point mort depuis deux ans. Mais sa clôture formelle ouvre la voie à une procédure arbitrale, où Taïwan réclame un milliard de dollars (650 millions d’euros) de dommages à la France - pire que l’affaire Executive Life. Et c’est là que réside désormais le scandale.

Le tenace juge d’instruction Renaud Van Ruymbeke, en charge de l’affaire, avait jeté l’éponge en octobre 2006. Chargé de pister les pots-de-vin en marge de la vente, en 1991, de six frégates militaires construites par Thomson (aujourd’hui Thales) et la Direction des constructions navales (DCN), pour 2,8 milliards de dollars (1,8 milliard d’euros), il a fait chou blanc. Le montant des commissions occultes versées en marge de ce fabuleux contrat a battu tous les records : entre un demi et un milliard de dollars. Une partie (20 millions) aurait permis de soudoyer des militaires taïwanais pour les convaincre de choisir les frégates françaises de préférence à un chantier naval coréen ; une autre partie (200 millions) aurait permis d’arroser des dignitaires de la Chine communiste, réputée opposée à la vente de matériel militaire à l’île nationaliste. Outre qu’on est encore loin du compte, la justice française ne pouvait que traquer les rétrocommissions bénéficiant à des décideurs hexagonaux.

Secret défense. Renaud Van Ruymbeke, épaulé par son homologue suisse Pascal Perraudin, a réussi à mettre la main sur 900 millions de dollars logés dans différentes structures off-shore au nom d’Andrew Wang, principal intermédiaire de la vente des frégates (il a encaissé à ce titre 520 millions de dollars, le reste étant des commissions versées par Dassault et la Snecma, en marge d’autres contrats d’armements). Ces fonds sont gelés depuis mai 2001, la France, Taïwan et Wang s’en disputant l’héritage.

La justice française ne peut désormais plus les revendiquer, faute de vouloir confondre des rétrobénéficiaires hexagonaux. Renaud Van Ruymbeke, excédé par le secret défense qui lui était opposé par les différents ministre de l’Economie (Laurent Fabius, Francis Mer puis Thierry Breton), a en effet décidé de laisser le pouvoir politique assumer les conséquences financières de son omerta. Exit la procédure pénale, vive l’arbitrage.

Car entre-temps, la marine taïwanaise avait assigné Thales et la DCN devant la Chambre de commerce internationale (CCI, sise à Paris), principale instance d’arbitrages dans les litiges commerciaux internationaux. La Chine nationaliste, au prétexte que le contrat de vente des satanés frégates prohibait tout versement de commissions (et peu importe qu’elle soit suivies de rétrocommissions), exige réparation : la France devrait lui rembourser le montant des commissions (donc les payer une deuxième fois…), agrémenté de pénalités de retard. Cela nous met au milliard de dollars, à 70 % à la charge de l’Etat (actionnaire de la DCN), à 30% pour Thales, depuis privatisée.

« Notre problème, ce n’est pas le pénal et les rétrocommissions, mais l’arbitrage », confie un haut dirigeant de Thales. Quatre ans plus tôt, le parquet de Paris, alors dirigé par Yves Bot, pronostiquait le désastre à venir : « Taïwan a d’ores et déjà obtenu le résultat escompté, obtenir des pièces du dossier [ndlr : pénal] qui seront de la plus grande utilité dans l’instance arbitrale. »

D’où cette course de lenteur. La clôture de l’instruction Van Ruymbeke datant d’octobre 2006, le parquet avait un délai de trois mois pour prendre ses réquisitions, à l’issue duquel le juge d’instruction pouvait ordonner un non-lieu. Il s’en est bien gardé, laissant Jean-Claude Marin mûrir son réquisitoire - pourtant facultatif- pendant près de deux ans… A la rentrée, Van Ruymbeke devrait clore définitivement cette mascarade pénale.

En nature. La procédure d’arbitrage, opposant la marine taïwanaise aux constructeurs français (DCN et Thales), va pouvoir reprendre. Sauf qu’elle-même a été suspendue pour des négociations directes d’Etat à Etat (France et Taïwan), ce qui revient à peu près au même. C’est ainsi qu’une délégation du ministère français de la Défense s’était rendue début 2008 dans l’île, histoire de négocier une nouvelle livraison d’armes. Une forme de dédommagement en nature.

Las, la politique taïwanaise a mis un terme à ces tractations. La vente des frégates, en 1991, s’était déroulée sous le gouvernement du Kuomintang (KMT, parti nationaliste). A partir de 2000, le DPP (Democratic progressive party) arrivé au pouvoir avait accablé son prédécesseur, avant de rebasculer dans l’opposition au printemps dernier : l’ex-président Chen Shui-bian, qui avait initié les négociations avec la France, est aujourd’hui poursuivi en diffamation pour avoir accusé des hiérarques militaires d’avoir encaissé 20 millions de dollars…

Il existe une porte de sortie à cet imbroglio. Andrew Wang, l’homme aux 900 millions de dollars, est actuellement jugé par contumace à Taipei : réfugié à Londres, il n’entend pas lâcher - aux Français comme aux Taiwanais - un centime de sa cagnotte. L’an dernier, la justice suisse avait rejeté une première demande de restitution déposée par Taïwan : elle ne lui accordait que 34 millions et, pour le surplus, l’invitait à mieux démontrer que les fonds relèveraient d’une corruption. C’est ce que tente de démontrer le procès en cours à Taïwan… Pour obtenir des documents à charge de la justice suisse, son homologue taïwanaise a dû promettre de ne pas le condamner à mort.

Le contribuable hexagonal pourrait n’y comprendre goutte. Il a pourtant intérêt à suivre, s’il ne veut payer les conséquences du secret d’Etat à la française. Ces derniers temps, Alain Richard, Roland Dumas, Alain Madelin ou Dominique de Villepin ont exigé la levée du secret défense. Trop tard, ils ne sont plus en fonction.

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