« Les paradis fiscaux, désormais essentiels aux entreprises »

Lundi 16 août 2004 — Dernier ajout dimanche 6 mai 2007

« Les paradis fiscaux, désormais essentiels aux entreprises »

Deux chercheurs du CNRS reviennent sur l’échec de la lutte contre les centres off-shore.

Par Nicolas CORI

lundi 16 août 2004 (Liberation - 06 :00)

En 2000, les paradis fiscaux et les centres off-shore ont bien cru que leur dernière heure était venue. Les instances internationales ­ l’OCDE, le Groupe d’action financière sur le blanchiment des capitaux (Gafi), le G8, etc. ­ rivalisaient pour dresser des listes noires de pays « non coopératifs », véritables moutons noirs de la finance mondiale. Avec les députés PS Arnaud Montebourg et Vincent Peillon, le Parlement français s’en prenait violemment à Monaco, au Liechtenstein ou à Jersey…

Le résultat de cette mobilisation quatre ans après ? Pas grand-chose selon Thierry Godefroy et Pierre Lascoumes, chercheurs du CNRS spécialistes de la délinquance financière qui viennent de publier un ouvrage sur les places off-shore (1). Le combat était perdu d’avance, puisqu’il reviendrait à mettre en cause le fonctionnement légitime et normal de la finance internationale.

Vous portez un regard pessimiste sur les résultats de la mobilisation des années 2000.

Il peut l’être si l’on regarde l’écart entre les très grandes ambitions de départ (réguler la finance mondiale en mettant au pas les centres financiers off-shore, repérer les circuits déviants et faire obstacle aux flux financiers de l’argent sale) et le résultat. Au bout du compte, on a très peu avancé. On s’en est pris à l’Egypte ou la Birmanie, mais les véritables centres off-shore, comme les îles Caïmans ou Guernesey, n’ont pas été mis à l’index. En France, seules les relations financières avec Nauru, dont l’importance est négligeable, ont fait l’objet d’un arrêté au Journal officiel. Pendant ce temps-là, l’offre off-shore, loin de diminuer, s’est renforcée. Il y a par exemple cinq fois plus de sociétés de façade aux Caïmans ou aux îles Vierges qu’au début de la mobilisation internationale.

Pourquoi un tel échec ?

La résistance des grands paradis fiscaux a joué. En Europe, la Suisse et le Luxembourg ont oeuvré pour conserver leur secret bancaire. Entre les pays régulateurs, le consensus n’était pas si total. Certains utilisent la souplesse offerte par les centres off-shore : cela a été le cas avec les structures de défaisance mises en place pour solder les faillites bancaires (Crédit lyonnais, par exemple). Les politiques pensaient pouvoir trier entre les bons paradis fiscaux, qui coopèrent, et ceux qui sont le refuge des mafias. Cela s’est révélé illusoire.

Les centres off-shore ne sont donc pas un repaire pour les mafias ou les trafics ?

Le problème posé par les centres off-shore n’est pas lié au cas de quelques mafieux colombiens ou tchétchènes. Sur la question du blanchiment, ces pays coopèrent : beaucoup ont adopté des normes en la matière plus strictes que les pays régulés. Ces centres sont en fait massivement intégrés au système financier international, comme l’ont montré les scandales financiers Enron ou Parmalat. Il existe un « off » parce qu’il y a un « on », et des passerelles entre les deux. Les paradis fiscaux offrent des services indispensables aux entreprises. L’opacité permet aux grands groupes de se cacher, non pas des autorités (pour frauder le fisc), mais du marché lui-même : pour préparer une OPA, cacher son endettement… De plus, chaque territoire s’est spécialisé dans un secteur de l’ingénierie financière : les Bermudes dans l’assurance, la Barbade pour constituer des Foreign Sales Corporations (qui permettent aux Etats-Unis de défiscaliser leurs exportations), les îles Vierges ou les Bahamas pour monter des sociétés internationales opaques… Une banque à qui un client demande un montage financier complexe se doit d’être présente sur ces territoires.

A qui fallait-il s’attaquer, alors ?

Aux passeurs entre territoires « on » et off-shore : les banques et les cabinets d’avocats les plus légitimes. Ce sont eux qui créent les sociétés dans les paradis fiscaux, organisent les transferts d’argent ou établissent les contacts avec les établissements correspondants sur place.

Pourquoi ne l’a-t-on pas fait ?

Parce qu’il est extrêmement difficile de s’en prendre à des professionnels à qui on demande par ailleurs de s’impliquer davantage dans la dénonciation des circuits financiers du terrorisme. En France, les lois antiblanchiment reposent, via l’obligation de vigilance, sur la bonne volonté des établissements financiers, chargés de faire une action de police privée. Sans dénonciation des transactions douteuses, Tracfin, la structure chargée de la lutte contre le blanchiment au ministère de l’Economie, n’aurait pas de travail. Cette situation convient bien aux banques, qui veulent qu’on les laisse totalement libres de faire les montages qui répondent aux demandes des clients. En passant ou non par les paradis fiscaux.

La mobilisation des instances internationales n’a cependant pas servi à rien. Il y a eu des avancées…

On ne dit pas qu’il n’y a pas eu de progrès. Le problème est que les centres off-shore n’ont jamais fait l’objet d’une question en tant que telle. Chaque instance internationale (FMI, OCDE, G8) s’est en fait occupée d’un enjeu partiel (fiscal, blanchiment ou stabilité financière), qui n’aborde que sous un seul angle les offres de ces territoires. Et ces courants n’ont jamais fusionné pour construire une cause internationale.

(1) Le Capitalisme clandestin, l’illusoire régulation des places offshore, la Découverte, 20 €.

© libération

Publié avec l’aimable autorisation du journal Libération.

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