Les requins. Un réseau au coeur des affaires

Lundi 28 mai 2007 — Dernier ajout mercredi 5 septembre 2007

Les requins. Un réseau au cœur des affaires

Julien Caumer, Flammarion, 1999, 379 p. Un livre foisonnant, bourré d’informations, et souvent passionnant.

Le fil conducteur en est un personnage hors du commun, Étienne Leandri (1915-1995), que l’auteur a personnellement connu et dont il narre les nombreuses fortunes et relations.

Antisémite et anticommuniste, passé par la collaboration, par la mafia (ambassadeur de Lucky Luciano auprès de la CIA) et par le SAC (Service d’action civique), il devint un spécialiste des montages parallèles, des contrats d’armement, des paradis fiscaux et des commissions grand format. Il représentait Elf, Thomson et Dumez. C’était un intime de la famille Pasqua, en particulier du fils Pierre-Philippe, qu’il emmenait faire « des virées à la Scala de Milan, et des affaires d’armes en Afrique ».

Étienne dirigeait à cet effet plusieurs sociétés, dont la très officielle Sofremi (Société française d’exportation du ministère de l’Intérieur), tandis que Pierre-Philippe œuvre dans une discrète officine, la Cecri. Un certain nombre d’amis de Leandri rejoignent la trame.

Citons trois brasseurs de milliards :

Alfred Sirven, le munificent marionnettiste d’Elf, qu’on ne présente plus. Sauf que, nous confirme Caumer, c’est un « honorable correspondant » de la DGSE, dont les officiers traitants successifs furent le colonel Pierre Lethier (au cœur du volet allemand de l’affaire Elf, le dossier Leuna-Minol) - puis le lieutenant-colonel Olivier ; le richissime financier irako-britannique Nadhmi Auchi, qui fit fortune dans l’installation de pipe-lines, en association avec le groupe Elf, puis dans les ventes d’armes lors du conflit Irak-Iran ;

André Guelfi, habitué aux méga-commissions comme Étienne Leandri, ne faisait pas partie des intimes de ce dernier, mais partageait plusieurs amis communs. À commencer par Sirven. Guelfi aussi est décrit par les Renseignements généraux comme « très proche de M. Charles Pasqua, qu’il a financé à plusieurs reprises ». Il serait, selon les RG, « devenu "indispensable" à M. Loïk Le Floch-Prigent, dont il sera le "banquier" spécial pour des opérations de financement politique au Congo et en Angola, en collaboration avec l’homme de Charles Pasqua chez Elf, M. Alfred Sirven » (l’intéressé assure que les RG racontent n’importe quoi).

Beaucoup d’autres amis de Leandri nous sont présentés . Avec eux, on relie nombre d’"affaires" de ces quinze dernières années : la splendeur et la chute de l’industriel textile Maurice Bidermann (787 millions), les scanners de Georgina Dufoix, la vente des frégates à Taiwan (2,5 milliards de commissions), les sièges sociaux d’Elf en Afrique, l’entretien de la guerre civile angolaise, les marchés truqués du TGV-Nord (1,2 milliards de surfacturations), Jacques Toubon et la place d’Italie, sa belle-fille et la déconfiture d’Isola 2000 (253 millions amnistiés), la SEM 92 des Hauts-de-Seine, Coopération 92, les rames du métro parisien, son nettoyage (600 millions de surcoût), la rénovation des lycées d’Île-de-France, l’affaire Maillard & Duclos (avec ce mot manuscrit « 1,8 M en Suisse. Pour Juppé »), le "corbeau" et la commissaire Brigitte Henri, le duel familial Noir-Botton, Samaranch et le CIO, l’affaire Elf-Minol-Leuna bien sûr, le Fondo Sociale di Cooperazione Europea, la « call-girl escroqueuse » Anne-Rose Thiam (qui prétend avoir convoyé 500 millions d’Elf dans sa mallette en croco, au fil des arrosages de personnalités les plus diverses), le réseau de prostitution de luxe démantelé par le juge N’Guyen (« les portables des filles du réseau avaient une fâcheuse tendance à se contacter de longues minutes sur des lignes directes de la tour Elf »), Eurodif et le terrorisme iranien, la GMF et le gouffre de l’île Saint-Martin (plus de 2 milliards de pertes), les voltiges cannoises de Jean-Marc Oury et de l’Immobilière Phénix, etc.

Julien Caumer rappelle utilement ce propos de Loïk Le Floch-Prigent (Le Nouvel Observateur, 23/01/1997) : « Tout le monde sait que pour obtenir le droit de chercher du pétrole, il faut payer en liquide. Les mœurs de cette industrie n’ont rien à voir avec ce qui se pratique ailleurs. Les gens les plus rigoristes devraient en être conscients quand ils vont faire leur plein. […] Les arrangements avec la morale sont inévitables. […] Veut-on ou non que la France soit un acteur pétrolier majeur dans le monde ? Ce qui compte, c’est le solde global ! Le groupe Elf valait 52 milliards en Bourse à mon arrivée et 112 milliards quatre ans plus tard, quand je l’ai quitté ».

On peut cependant reprocher à l’auteur de ne pas contester cette notion de "solde global" (il y a d’autres modes de calcul). Et de ne pas discuter ce propos d’un négociant pétrolier aguerri, proche de Leandri : « Quant aux pays d’Afrique, le pouvoir s’y obtient par les armes dans des luttes tribales terrifiantes, et la corruption est un mode de vie de tous les jours. Je grossis le trait, mais cela y ressemble : […] on ne peut pas s’installer, à 10 000 kilomètres de chez soi, sans jouer le jeu ».

Il y a d’autres jeux possibles, fondés sur des raisonnements un peu moins bruts de pétrole.

Extrait de Billets d’Afrique et d’Ailleurs N°76 - Décembre 1999 -

Billets d’Afrique et d’Ailleurs est la revue mensuelle éditée par Survie.

Publié avec l’aimable autorisation de l’Association Survie.

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