Le banquier suisse que Sarkozy voudrait oublier

Vendredi 13 avril 2007 — Dernier ajout mercredi 19 mars 2008

Le banquier suisse que Sarkozy voudrait oublier

A Lausanne, la justice vient de réexaminer l’affaire d’abus de confiance impliquant Jacques Heyer. Ses liens passés avec le candidat UMP intriguent.

Par Karl LASKE

QUOTIDIEN : vendredi 13 avril 2007

« Je vous préviens : mes téléphones sont sur écoute. J’ai demandé que mes communications soient enregistrées, hurle le banquier suisse. Je n’ai aucune information à fournir à une presse qui veut foutre le bordel à l’occasion des présidentielles. »

Installé à Saint-Tropez, Jacques Heyer voudrait rester invisible. La cour correctionnelle genevoise l’a condamné, en 2005, à deux ans de prison ferme pour « abus de confiance », peine confirmée en appel à l’automne 2006. Dans un arrêt dévoilé mercredi, le tribunal fédéral vient de lui reconnaître des « circonstances atténuantes » ­ liées au temps écoulé depuis les infractions­, qui pourraient lui épargner un retour en prison.

S’il croit pouvoir influer sur la campagne présidentielle, c’est que le Matin dimanche de Lausanne l’a présenté comme « l’ami banquier de Nicolas Sarkozy ». Avant ses ennuis judiciaires, Jacques Heyer avait servi Johnny Hallyday, Jean-Paul Belmondo, l’ancien skieur Jean-Claude Killy, la chanteuse Petula Clark. Mais surtout l’ex-champion de tennis Henri Leconte, dont Sarkozy était l’un des conseillers et l’avocat. Tout avait commencé comme ça. Sarkozy avait été « vu » chez Heyer. Heyer, « vu » à la mairie de Neuilly ; mais aussi au moins une fois à Bercy, lorsque Sarkozy était au Budget.

Cavale. A l’incarcération du banquier en 1997, l’affaire Heyer est circonscrite. Craignant le fisc, les plaignants ne se bousculent pas. Parmi eux, il y a un certain Didier Schuller, l’ancien directeur des HLM des Hauts-de-Seine, qui ne révélera avoir été floué qu’à l’issue de sa cavale, en 2002. Le nom de Sarkozy reste caché.

« ça, c’est des trucs, personne n’en parle ! » a expliqué l’ancien journaliste Marc Francelet (1). « Pour ce qui me concerne, j’ai l’entourage de Sarko qui me téléphone immédiatement. Mon plus vieil ami, c’est Patrick Balkany, et c’est vrai que je le fous dans la merde avec cette histoire. Lui, c’est Sarko qui l’appelle. » Passant pour l’ami, le conseiller, voire le rabatteur du banquier, Marc Francelet a été un temps mis en cause pour « complicité » dans l’affaire Heyer.

Au juge suisse Marc Tappolet, qui l’interroge en 2003, il révèle que la clientèle d’Heyer comptait « des sportifs » et au moins un « ministre ». Etait-ce Sarkozy ? Francelet dit qu’il ne sait pas. « J’ai accompagné Heyer à la mairie de Neuilly, je le confirme. C’est la vérité. Il se vantait d’être l’ami de Sarko. Mais je ne l’ai pas vu avec Sarko. Je l’ai accompagné devant la mairie. Heyer est monté, il est redescendu, je l’ai attendu. Point barre. » Déjà poursuivi dans l’affaire « pétrole contre nourriture », Francelet a été mis en examen par le juge Philippe Courroye pour « corruption d’agent privé » et écroué, le 29 mars. Soupçonné d’avoir monnayé une interview du marchand d’armes Iskandar Safa dans Le Point, il n’a pas été encore interrogé sur ses rapports avec Heyer, ni sur ceux d’Heyer avec Sarkozy.

Selon un autre témoin, Bernard Glasson, l’un des chargés de clientèle d’Heyer, Sarkozy était comme un poisson dans l’eau à Genève. « Il était vraiment gentil. C’est lui qui m’a tutoyé en premier, se souvient Glasson. A l’époque, ça m’avait paru normal. Je suis plus vieux que lui, mais je l’ai tutoyé aussi. » Selon le banquier, Sarkozy avait accompagné Leconte le jour de l’ouverture du compte du tennisman, en 1986. Contrairement aux autres candidats à la présidentielle, Sarkozy peut donc non seulement comprendre « l’exil fiscal » de Johnny, mais aussi savoir très concrètement ce qu’il signifie : il a organisé celui de Leconte, peu avant l’installation de ce dernier à Genève. « Dans le bureau, Leconte a téléphoné à son précédent banquier, Eric S., pour annuler son mandat, devant sa femme, Nicolas Sarkozy et Jacques Heyer », déclare Bernard Glasson.

En 1988, le maire de Neuilly est présenté en Suisse comme « l’un des hommes d’affaires » du joueur de tennis, qu’il a d’ailleurs marié. « A chaque fois qu’on me parle de la Suisse, on fait toujours allusion aux impôts, se justifie alors Leconte. Mais moi, ma carrière va être très courte. Alors je dois accumuler le maximum d’argent. » Heyer est la mauvaise adresse. « Un sale jour, j’ai reçu un coup de fil d’un avocat. Il a été clair : "Henri, tu n’as plus rien !" relate l’ex-champion dans un livre (2). Non seulement, l’ami arnaqueur était parti avec des millions, mais […] il m’escroquait tranquillement, façon petite fourmi, depuis des années. » Leconte ne porte pas plainte. Hallyday a plus de chance. « Heyer, ce n’est un secret pour personne, était l’homme d’affaires d’Hallyday, dit Marc Francelet. Mais il ne lui a pas fait perdre un centime. Hallyday a sorti son argent avant. »

Fausses études. Ayant entendu parler d’un « ministre » client, le juge Renaud Van Ruymbeke convoque Heyer, fin 2005. Mais le banquier assure n’avoir géré les biens « d’aucun homme politique, français, suisse ou d’ailleurs ». En réalité, Didier Schuller, conseiller général des Hauts-de-Seine, y avait bien transféré un million d’euros avant sa cavale. Des échanges de fonds avec l’élu ont lieu à l’hôtel Intercontinental. Vraiment serviable, Heyer fait dactylographier de fausses études pour les HLM du 92. Avant sa fuite aux Bahamas, les bagages de Schuller sont même livrés au domicile du banquier. Le fuyard perd 500 000 dollars. Mais rien à voir avec les HLM : « Mon grand-père avait ouvert un compte familial en 1913 à Zurich, s’indigne Schuller. Heyer a piqué les thunes que Hitler n’avait pas réussi à nous prendre. » Il assure qu’il ignorait que Sarkozy ­ élu des Hauts-de-Seine comme lui ­ connaissait son banquier. Bernard Glasson se dit persuadé que « Nicolas Sarkozy n’avait pas de compte à titre personnel », mais il se souvient de la présence d’un autre élu du 92 dans les bureaux d’Heyer. « J’ai su que Patrick Balkany était venu chez Jacques lui aussi, le samedi, plus discrètement. La secrétaire était venue tout spécialement », confie-t-il (3).

Polichinelle. Heyer en faillite, les langues se délient. L’avocat de Belmondo, Me Michel Godest, s’aperçoit que le juge Tappolet s’amuse « du comédien célèbre » embringué dans l’affaire. « Il parlait aussi d’un homme politique, un "petit bonhomme", s’amuse Me Godest. C’était devenu un secret de polichinelle ! » Le nom de Sarkozy circule. « M. Sarkozy a formulé certaines doléances de Leconte auprès de Heyer, lorsque Leconte affirmait avoir tout perdu », confirme Me Michel Valticos, l’avocat du banquier. Les affaires du champion ne peuvent justifier à elles seules les liens de Sarkozy avec Heyer, les visites à la mairie de Neuilly. Le banquier suisse s’est aussi rendu à Bercy, lors de la seconde cohabitation, pour y rencontrer le ministre. « Il était allé le voir au ministère », assure Glasson. Heyer avait été fier de s’y rendre en bateau, par la Seine, et d’y pénétrer par l’entrée ministérielle. Questionné par Libération, il n’a pas démenti ces rendez-vous. Sarkozy non plus, qui a fait savoir par la voix de Claude Guéant, son directeur de cabinet, qu’il n’avait « plus de contact avec M. Heyer depuis des années » . Le candidat entretient le mystère en refusant de répondre.

Décidément multicartes, Heyer avait aussi accueilli l’une des sociétés offshore du cheikh saoudien Ali ben Mussalam, lors des pourparlers de vente par la France des frégates dites « Sawari 2 » à l’Arabie Saoudite, en 1994. Ce marché avait été assorti de commissions exorbitantes, validées par le ministre du Budget d’alors, Nicolas Sarkozy.

(1) Réponses recueillies avant son incarcération, le 29 mars.

(2) Je voulais vous dire , Plon.

(3) M. Balkany a nié l’épisode, hier, via son avocat, évoquant des « allégations sans fondement ».

© Libération

Publié avec l’aimable autorisation du journal Libération.

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