En Irak, la guerre de l’ombre des « sous-traitants »

Vendredi 27 juillet 2007 — Dernier ajout mercredi 5 septembre 2007

En Irak, la guerre de l’ombre des « sous-traitants »

Echappant largement au contrôle démocratique, les « sociétés militaires privées » gagnent du terrain dans le pays, tandis que d’autres entreprises bénéficient des chantiers de la « reconstruction »

Le 31 mai 2004, quatre Américains tombent dans une embuscade près de la ville de Falloudja, un bastion sunnite. Ils sont lynchés, brûlés vifs, les restes de leurs corps démembrés accrochés à un pont sur le fleuve Euphrate.

Les forces américaines lancent immédiatement une sanglante riposte. Ces quatre victimes n’appartenaient pas aux forces régulières de la coalition. Ils n’étaient pas non plus à proprement dit des civils. Ces hommes, dont les images ont fait le tour du monde, étaient des gardes privés au service du Pentagone, chargés de la protection d’un convoi de ravitaillement des troupes américaines.

Ils travaillaient pour la société Blackwater USA, une des plus importantes sociétés de sécurité privées employées par le gouvernement américain. Blackwater USA appartient à une catégorie florissante en Irak : celles des sous-traitants de la guerre. Une "armée privée" de 180 000 hommes et femmes L’activité des private military firms, comme on les appelle aux États-Unis, ou « sociétés militaires privées » (SMP) en français, a le vent en poupe. Ces firmes sous contrat du ministère de la défense américain emploient aujourd’hui 180 000 hommes et femmes en Irak, soit plus que l’armée américaine régulière et ses 160 000 soldats déployés en territoire irakien, selon des chiffres obtenus auprès du département d’État américain et du Pentagone.

Cette « armée privée » opère dans des conditions toujours plus dangereuses, faisant face à des attaques quotidiennes. S’ils sont normalement limités à des actions défensives, les agents privés peuvent aussi avoir recours à la force, sans passer par la chaîne de commandement militaire américaine.

En mai dernier, des employés de Blackwater USA ont ouvert le feu à deux reprises dans les rues de Bagdad, provoquant des tensions avec la police irakienne. Un chauffeur irakien aurait été tué, selon des sources militaires américaines.

Contours encore flous

Que sait-on de cette nouvelle industrie militaire, qui génère des milliards de dollars de revenus aux frais du contribuable américain, mais qui échappe presque totalement au contrôle démocratique ? Aux États-Unis, un débat est en cours parmi les experts militaires et au Congrès autour de ce que certains appellent une « armée de l’ombre », voire « la garde prétorienne » de l’administration Bush.

Grâce à la pression de certains élus et des médias, les contours encore flous de cette industrie de la guerre et ses liens avec le pouvoir se dessinent.

Il existe environ 180 SMP en Irak, de la petite société qui fournit des équipes de commandos spécialisés dans la contre-insurrection aux grandes entreprises qui gèrent les chaînes d’approvisionnement militaire.

Elles sont généralement divisées en trois catégories : les compagnies fournissant du soutien logistique et technique, les sociétés spécialisées dans l’analyse stratégique, les renseignements et l’entraînement des troupes, et enfin celles qui sont actives sur le terrain pour protéger les intérêts américains et, dans certains cas, venir en aide aux forces régulières.

Une majorité d’Irakiens employés

Halliburton (dont le vice- président Dick Cheney fut le dirigeant jusqu’en 2000) et son ancienne filiale Kellogg, Brown & Root (KBR), dont il s’est séparé en avril 2007, appartiennent à la première catégorie.

La compagnie MPRI, basée près de l’aéroport de Washington, se consacre notamment à la formation et à l’équipement de la nouvelle armée irakienne. Blackwater USA, dont le siège est en Caroline du Nord, entraîne les forces spéciales américaines, s’occupe de la sécurité rapprochée de l’ambassadeur américain en Irak et se spécialise aujourd’hui dans des programmes antiterroristes.

D’autres activités des SMP comprennent la protection des convois transportant le matériel pour la reconstruction, dont des véhicules, des armes et des munitions, la sécurité des installations militaires et des bureaux de la zone verte à Bagdad, des ambassades, des équipes de reconstruction (dont celles d’Halliburton), des journalistes, du personnel des Nations unies et des organisations non gouvernementales.

Selon des chiffres du gouvernement, ces sociétés emploient actuellement 21 000 Américains, 118 000 Irakiens et 43 000 employés d’autres nationalités, dont notamment des Chiliens, des Colombiens, des Philippins, des Népalais et des Bosniaques.

Peu d’informations officielles

Parmi eux, un peu moins d’un tiers, soit environ 50 000 hommes, appartiennent à la catégorie des agents de sécurité armés. Le terme « mercenaires » est souvent utilisé pour décrire ces anciens militaires, policiers ou agents des forces spéciales reconvertis dans des missions privées lucratives.

Selon sa formation, un agent privé des SMP gagne deux à dix fois plus qu’un soldat régulier. L’échelle des salaires varie aussi selon leur origine : en Irak, un ancien béret vert américain peut gagner jusqu’à 1 000 dollars (800 euros) par jour là où un ancien gurkha népalais fera 1 000 dollars par mois.

La transparence, le rôle et la responsabilité de cette myriade de compagnies soulèvent de nombreuses questions. Peu d’informations officielles circulent sur ces sociétés souvent opaques qui se protègent derrière leur statut privé et sous-traitent entre elles les différentes missions.

Deux des plus importants bénéficiaires de contrats publics en Irak, KBR, l’ancienne filiale d’Halliburton, et Blackwater USA, sont très proches de l’administration.

Des revenus multipliés

Le fondateur de Blackwater USA est Eric Prince, républicain conservateur et gros contributeur des campagnes électorales du président Bush. Ses deux bras droits sont Joseph Smith, ancien inspecteur général du Pentagone, et Cofer Black, coordinateur de la politique antiterroriste de la Maison-Blanche de 2002 à 2004, après une carrière de trente ans à la CIA.

Blackwater USA, fondée en 1996, aurait multiplié ses revenus, qui se chiffrent en centaines de millions de dollars, de 600 % entre 2002 et 2005, selon le magazine Fast Company.

Les efforts de sénateurs comme Henry Waxman, démocrate de Californie, et Barack Obama, le candidat démocrate de l’Illinois à la présidentielle, ont contribué à obtenir plus de transparence de la part de l’industrie militaire privée.

Sur le plan de la responsabilité légale, le flou juridique encadrant leur statut (ni militaire, ni simple civil) permettait jusqu’il y a peu aux agents privés de bénéficier d’une sorte d’impunité.

« On ne reviendra plus jamais en arrière »

En octobre dernier, une clause a été introduite dans la loi de financement du budget de la défense, soumettant les sous-traitants privés au code de la justice militaire et au jugement en cour martiale. Une avancée importante, mais qui fait l’objet de nombreuses interprétations, selon les experts, et qui n’a pas, jusqu’à présent, été mise en œuvre.

Les familles des quatre Américains tués à Falloudja en mai 2004 ont porté plainte contre Blackwater USA, estimant que la société n’avait pas procuré aux quatre employés la protection nécessaire qui leur avait été promise pour effectuer leur mission.

Blackwater USA se défend en arguant que les hommes connaissaient les dangers. Une clause de leur contrat stipule qu’ils abandonnent leur droit d’attaquer la société en justice. L’activité des SMP est encore très peu régulée. Il existe par exemple peu de données sur les pertes humaines subies par ces sociétés.

Les chiffres disponibles sont ceux du département des assurances du ministère du travail, selon lesquels 770 sous-traitants civils ont perdu la vie en Irak, et 7 761 ont été blessés. « L’industrie de la sécurité privée a complètement changé avec l’Irak, et on ne reviendra plus jamais en arrière », affirme Leon I. Sharon, ancien officier des forces spéciales américaines, qui commande 500 gardes kurdes privés sur une base près de Bagdad.

Stéphanie Fontenoy, à New York

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